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Le professeur Otto Lidenbrock et son neveu Axel, les héros de Jules Vernes, se dirigeaient vers le centre de la terre à partir d’un volcan islandais. Moi, plus modestement, je viens d’effectuer un voyage au cœur de la centrale hydroélectrique de la Tshopo, sous des dizaines de tonnes de béton, d’eau et d’acier, à quelques kilomètres au nord de l’équateur. Mais avant de vous conter les péripéties de ces aventures, je vais m’efforcer de vous expliquer comment fonctionne une centrale hydroélectrique dans un langage accessible au commun des mortels.
Une centrale hydroélectrique est l’une des sources d’énergie les plus écologiques qui soit : elle n’utilise que la force de l’eau qui dévale d’une montagne ou qui est accumulée dans un lac artificiel derrière un barrage. Cette eau est amenée vers l’usine soit par une conduite forcée soit par un canal d’amenée. L’eau pénètre dans la centrale par une prise d’eau munie d’une grille pour empêcher le passage des morceaux de bois et de végétation qui pourraient endommager la turbine. À l’entrée de la centrale, les installations peuvent être isolées par une double protection : des batardeaux qui ferment le pertuis à l’extérieur et une vanne de garde en bas de la chambre de mise en charge. Un petit schéma valant parfois mieux qu’un long discours, voici la coupe de la centrale hydroélectrique de la Tshopo qui situe ces éléments.
L’eau descend avec force par un conduit bétonné vers la bâche spirale, gros conduit en forme de colimaçon qui s’enroule autour de la turbine pour assurer une arrivée régulière sur les pâles de celle-ci. Pour régler le débit de l’eau, la turbine est entourée d’un distributeur constitué de profilés métalliques fixes ou mobiles. L’eau dirigée par ces distributeurs entraîne la roue qui est la partie mobile de la turbine. Elle peut être de différents types : Kaplan comme dans le cas présent, Francis ou Pelton suivant la configuration de la centrale. La turbine Kaplan, ainsi que son nom l’indique, a été inventée par l’ingénieur autrichien Viktor Kaplan en 1912. Elle ressemble à une hélice de bateau placée verticalement dont on peut faire varier l’angle des pales. Elle est parfaitement adaptée aux faibles chutes, de 10 à 30 mètres, et aux grands débits. Son rendement est compris entre 90 et 95 % et sa vitesse de rotation entre 50 et 250 tours par minute. À la Tshopo, nous sommes tout à fait dans les normes puisqu’elle tourne à 120 tours pour une hauteur de chute moyenne de 18 mètres.
L’énergie cinétique de l’eau est transformée par la turbine en énergie mécanique qui fait tourner un arbre vertical qui entraîne l’alternateur comme le montre le schéma détaillé ci-dessous. À la sortie de la turbine, l’eau est canalisée par un conduit généralement conique, appelé aspirateur, qui la restitue à la rivière en aval de l’usine.
Dans l’alternateur, l’énergie mécanique du rotor engendre par induction dans la partie fixe, appelée stator, l’énergie électrique qui sera distribuée dans le réseau pour atteindre les consommateurs. Voilà le principe assez simple, qui est aussi celui des éoliennes qui utilisent quant à elles le vent, qui permet de transformer l’eau en électricité.
Mais revenons à la centrale de la Tshopo inaugurée en 1955. Dès 1948, le Syndicat pour l’électrification de Stanleyville réunissant la société de distribution de l’eau, Regideso, et la Compagnie du Chemin de fer du Congo supérieur aux Grands Lacs africains, CFL, entra dans le capital de la Société des Forces hydroélectriques de l’est de la colonie dont le siège était à Bruxelles. Le but était de construire au nord de la ville une centrale hydroélectrique utilisant à la fois la dénivellation de la rivière Tshopo, à un endroit où elle forme une chute, et l’eau accumulée dans un lac de retenue. Auparavant, quatre génératrices actionnées par des moteurs diesel situées près du port fournissaient l’électricité. La nouvelle centrale devait alimenter la ville, des deux côtés du fleuve Congo, mais aussi les installations du chemin de fer qui reliait Stanleyville à Ponthierville en contournant les cataractes, les fameuses Stanley Falls, qui rendaient le fleuve non navigable sur une centaine de kilomètres.
Après plus de cinquante années de fonctionnement, il s’avérait indispensable de vérifier, avec l’entreprise chargée de la réhabilitation de la troisième machine, l’état des avant-distributeurs et des distributeurs qui dirigent l’eau vers la turbine Kaplan entraînant l’alternateur. Pour y arriver en toute sécurité, la chambre de garde, fermée d’un côté par la vanne de garde et de l’autre par des batardeaux métalliques qui isolent la centrale du canal d’amenée, devait être vidée. Opération difficile, car ces batardeaux, lourdes portes qui coulissent dans des glissières inclinées en béton, n’étaient plus étanches. Le directeur de la centrale eut recours à un plongeur pour dégager à la pelle, sous huit mètres d’eau, l’encoche dans laquelle devaient s’encastrer lesdits batardeaux. Un spécialiste de la recherche de diamants dans les cours d’eau tumultueux de la région avec un équipement qui ferait frémir tous les amateurs de plongée sous-marine européens : une combinaison dépenaillée, des lunettes en plastique de supermarché et un tuyau en caoutchouc enroulé autour de la taille relié directement à un petit compresseur. Bref, la débrouille typiquement africaine sans aucun respect des normes de sécurité !
Après de longs efforts dans l’eau opaque, le travail accompli, les batardeaux purent être insérés jusqu’au fond du pertuis. Problème suivant : vidanger la chambre de garde alors que la vanne d’évacuation aval est bloquée depuis belle lurette, le câble permettant sa manœuvre étant cassé. Les ingénieurs de la SNEL pensaient parvenir à leurs fins en mettant en œuvre deux pompes utilisées normalement pour combattre les incendies. Le débit de ces pompes s’avéra insuffisant pour effectuer la vidange, car les joints en caoutchouc entre les différentes pièces des batardeaux n’étaient pas étanches. Je m’étais même enquis auprès de la MONUC de la possibilité de leur emprunter une pompe plus puissante, mais sans succès. Les techniciens de la centrale réussirent après de longs efforts à écarter faiblement avec un vérin la vanne de garde et l’eau s’écoula en jets violents vers la turbine et puis vers le canal de fuite. Les gerbes d’eau trempèrent complètement les courageux agents de la SNEL, certains étant même légèrement blessés par les petits débris qu’elles transportaient. Mais le résultat recherché fut atteint et la chambre de garde se vida rapidement. Pour remédier aux fuites entre les différents batardeaux, quelques dizaines de kilos de latérite furent jetés dans l’eau. Entraînée par l’aspiration, cette latérite allait colmater, du moins provisoirement, les infiltrations.
Nous pouvions alors descendre au cœur de la machine en empruntant une échelle métallique rouillée par une cheminée s’enfonçant dans la masse de béton et nous retrouver dans la bâche spirale. À notre grande surprise, les avant-distributeurs et les distributeurs étaient pratiquement intacts alors qu’ils baignent dans l’eau depuis plus d’un demi-siècle. Etait-ce le résultat de l’utilisation d’un acier de qualité de l’époque de gloire de la sidérurgie belge ou le fait que les eaux de la Tshopo ne sont pas polluées par des produits corrosifs comme nos eaux européennes ? Les ingénieurs de la société Andino Hydropower Engineering, qui cumulent des dizaines de centrales à leur palmarès, n’en revenaient pas. Un meulage de quelques pustules ornant ces grandes pièces, nous montra qu’il ne s’agissait que d’une atteinte superficielle qu’un sablage prévu dans le cadre du projet aura vite fait de faire disparaître. Même le béton de la bâche spirale qui avait vu passer des millions de mètres cubes d’eau était à peine érodé. Un bel ouvrage à mettre à l’actif de mes prédécesseurs, parents et grands-parents ingénieurs de Neyrpic ou des Ateliers de Constructions électriques de Charleroi, qui avaient réalisé les travaux entre 1952 et 1955.
Notre « balade » au cœur de la partie mouillée de la centrale nous entraîna ensuite, par une autre cheminée, sous la turbine qui, elle, devait être remplacée complètement par notre fournisseur. Elle sera fabriquée dans la banlieue de Bologne en Italie par une société spécialisée qui travaille en sous-traitance pour tous les grands groupes mondiaux Alstom, Siemens ou Fiat et installe du matériel sur tous les continents dont la fameuse centrale des Trois Gorges en Chine.
Durant les deux semaines qui suivirent, les ingénieurs italiens, slovènes et allemands de notre adjudicataire inspectèrent dans les moindres détails les entrailles de la centrale. Ils se plongèrent dans des centaines de plans tracés en 1953 par le bureau d’études Electrorail pour le compte de la Société des Forces hydroélectriques de l’est de la colonie « FORCES » sise rue de Trèves à Bruxelles. Une véritable enquête historique dans des documents heureusement préservés malgré les guerres qui dévastèrent la ville de Kisangani depuis l’indépendance. Je vous fais grâce des nombreux détails techniques concernant toutes les installations qui entourent l’alternateur depuis le circuit de réfrigération jusqu’au système de régulation automatique de vitesse qui risquent de vous lasser. Tous les équipements firent l’objet d’un examen minutieux.
Un épisode tragi-comique émailla l’inspection du barrage dont certains éléments doivent également être réhabilités. Ce barrage d’une longueur d’environ 120 m, dont les vannes et les mécanismes de commande ont été fabriqués par la société allemande MAN, crée une retenue d’eau de 40 millions de mètres cubes. Une folle avait élu domicile dans la zone de stockage des batardeaux sur la rive droite et elle voulait nous empêcher l’accès de son « domaine », nous menaçant avec sa machette. Le directeur provincial de la SNEL, prévenu par téléphone, fit évacuer manu militari par la police la pauvre vieille qui fut expulsée en dehors de la ville avec ses maigres biens entassés dans deux sacs. Le lendemain, nous pûmes examiner en toute tranquillité, sous un soleil ardent et une chaleur dépassant les 32 degrés, le monorail qui devait transporter les batardeaux de fermeture des vannes. Nos ingénieurs prirent un grand nombre de photos tout en consommant trois litres d’eau par jour et en changeant quatre fois de tee-shirt. Ils furent accompagnés en permanence par les ingénieurs et techniciens congolais parfaitement compétents, mais démunis de moyens d’entretenir correctement leur patrimoine.
Lors de ces journées, nous fûmes interrompus pendant une petite heure par une visite impromptue : le ministre belge de la Défense, Pieter De Crem, en visite à Kisangani, débarqua avec tout son entourage militaire sur le site du barrage. Un prélude à la prochaine visite de deux autres ministres belges, fin avril, madame Sabine Laruelle, ministre des PME, des Indépendants, de l’Agriculture et de la Politique scientifique et monsieur Charles Michel, ministre de la Coopération au développement. Ils viendront donner le signal d’envoi d’une expédition scientifique belgo-congolaise qui compte descendre le fleuve Congo de Kisangani à Kinshasa à partir du 25 avril.
Quelques jours plus tard, des pluies torrentielles ont fait monter de façon alarmante les eaux du fleuve Congo. Ces pluies se sont abattues en amont de Kisangani et se sont déversées dans les nombreux affluents qui alimentent le fleuve à l’est et au sud du pays. C’est le phénomène de crue décennale connu par tous les cours d’eau du monde, mais qui n’était plus arrivé ici depuis 1997. À cette date, le niveau en aval de la centrale de la Tshopo a atteint la cote de 428 noyant la salle des machines par suite du reflux de l’eau venant du fleuve. Le maximum avait été atteint en 1961, le niveau étant monté jusqu’à 428,30, mais cette année il ne dépassa heureusement pas la cote 425, trois mètres de moins, d’après le registre tenu par les techniciens de la SNEL. Le 3 avril, le gouvernement congolais a cependant déclaré la ville de Kisangani et ses environs zone sinistrée, car la ville est comme une grande île entourée par le fleuve Congo et la rivière Tshopo. Une des causes de ces inondations est indéniablement l’abattage des arbres et la politique de déforestation pratiquée un peu partout. Déjà en 1997, les routes avaient été coupées et le port fluvial rendu inaccessible inondant plus de 10 000 habitants. En 2010, la montée des eaux a été moins importante, mais la saison des pluies ne fait que commencer. On craint également pour les villes situées en aval, car toute cette eau va les atteindre dans les prochains jours et elle arrivera à Kinshasa d’ici deux à trois semaines environ.
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