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À l’occasion du 50ème anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo et de l’année de la biodiversité, le Musée royal de l’Afrique centrale, de Tervuren, l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique et le Jardin botanique national de Meise, en étroite collaboration avec d’autres instituts de recherche belges et congolais, dont l’Université de Kisangani, organisent une expédition scientifique consacrée à la biodiversité exceptionnelle du bassin du fleuve Congo. D’avril à juin, pendant quarante jours, soixante chercheurs belges et congolais, spécialistes en géologie, en botanique, en zoologie, en sciences humaines, en archéologie, vont descendre le fleuve entre Kisangani, dans la province Orientale, et Kinshasa, la capitale, sur trois bateaux. L’objectif de cette expédition qui coûtera 850 000 euros est d’étudier la biodiversité et l’impact du changement climatique sur les eaux, mais aussi les évolutions linguistiques et culturelles des riverains de la principale voie de communication du pays. Le fleuve Congo est unique au monde par sa faune, sa flore, mais également par les mythes qu’il a engendrés parmi les populations riveraines. Cette mission doit enfin permettre de renforcer la coopération scientifique belgo-congolaise et de délimiter de nouvelles aires protégées le long du fleuve.
Les botanistes et les zoologistes sont persuadés qu’ils vont découvrir des espèces inconnues grâce aux techniques les plus récentes de recherche génétique. Des algologues, des spécialistes en champignons, en mousses et lichens font partie de cette équipe internationale. Les diatomées qui se trouvent dans l’eau sont d’après eux d’excellents indicateurs de la biodiversité au même titre que les lichens. Les médecins étudieront les maladies tropicales tandis que des cartographes feront des relevés géodésiques au moyen de GPS pour mettre à jour les vieilles cartes dont certaines ont été photocopiées dans mon bureau la veille du départ. Une station météorologique installée à bord d’un des bateaux permettra d’étudier les phénomènes de changement climatique pendant que des archéologues rechercheront des traces de vie ancienne dans la région. Toutes ces données seront numérisées et partagées entre les scientifiques belges et leurs homologues congolais. Les spécimens récoltés seront conservés à la fois à Kisangani et en Belgique. « C’est la plus vaste expédition scientifique entreprise le long du fleuve Congo depuis des décennies » se réjouit Guido Gryseels, le directeur du Musée royal de l’Afrique centrale.
Le bassin du Congo, qui est la deuxième forêt humide du monde après le bassin de l’Amazone, couvre une superficie vaste comme toute l’Europe de l’ouest. Il abrite plus d’espèces d’animaux que n’importe quel pays d’Afrique : 400 espèces de mammifères et 1 000 espèces d’oiseaux qu’on ne trouve que dans cette région, trois des quatre grands singes, le chimpanzé, le gorille et le bonobo, l’okapi et le paon du Congo. Les botanistes estiment à plus de 11 000 les espèces de plantes supérieures. De quoi faire de la République démocratique du Congo une zone touristique unique au monde, rapportant plus de richesses que les minerais. Mais à la condition que la contrée soit sécurisée, à l’abri des guerres civiles et du braconnage, que le potentiel soit répertorié et que les infrastructures d’accueil, hôtels, routes et aéroports, soient réhabilitées. Le pays compte sept parcs nationaux – dont quatre inscrits au Patrimoine mondial de l’UNESCO – des réserves de biosphère, des lacs, des rivières.
Les deux organisateurs de l’expédition, Hilde Keunen et Erik Verheyen, sont arrivés à Kisangani avant le contingent de scientifiques pour mettre en place toute la logistique que requiert une telle expédition appelée en lingala « Boyekoli Ebale Congo » c’est-à-dire « Étude du fleuve Congo ». Mais nos deux coordonnateurs, trop cartésiens, ont certainement oublié d’aller faire les sacrifices nécessaires aux mânes de Mami Wata, déesse des eaux, avec le sorcier du village. Le nom de cette déesse, dont le culte est très répandu en Afrique de l’Ouest et Centrale, proviendrait vraisemblablement de l’anglais Mammy Water. C’est la mère des eaux et elle est crainte des pêcheurs, car elle symbolise à la fois les eaux nourricières et l’océan destructeur. Depuis quinze jours, ils ne font qu’accumuler les contretemps. Tous les vols en provenance d’Europe ont été suspendus par suite de l’éruption du volcan islandais au nom imprononçable d’Eyjafjallajokull. Des centaines de milliers de passagers ont été cloués au sol dans l’attente de la dissipation du panache de cendres. Parmi ceux-ci, les 20 scientifiques belges qui devaient rejoindre Kisangani via Amsterdam et Nairobi grâce à Kenya Airways. Quand finalement le trafic aérien put reprendre, une panne mécanique a immobilisé leur avion à l’aéroport de Schiphol. D’où un retard de plusieurs jours, les liaisons entre Nairobi et Kisangani n’ayant lieu que deux fois par semaine.
Autre péripétie : la veille de leur départ, le Premier ministre belge, Yves Leterme, empêtré dans les luttes tribales du plat pays, présentait la démission de son gouvernement au roi Albert. Or les ministres de la Coopération et de la Recherche scientifique devaient être sur place pour couper le ruban symbolique, baptiser les navires et poser la première pierre d’un Centre d’expertise en matière de biodiversité à l’université de Kisangani.
Tout était parfaitement organisé au Congo pour recevoir les deux ministres belges, leurs homologues congolais et leurs nombreuses suites. Les chambres d’hôtel réservées, les véhicules de la CTB et de la MONUC réquisitionnés, les programmes minutés. Un jour avant le départ, patatras tout était remis en question et il fallait d’urgence mettre sur pied un plan B pour occuper la presse belge venue des deux régions de la Belgique pour couvrir l’événement, l’ambassadeur de Belgique en RDC et les directeurs des instituts de recherche. Heureusement, nous avons pu les distraire pendant quelques heures en leur montrant les réalisations de la CTB à Kisangani. J’eus le privilège de faire découvrir les arcanes des chutes et de la centrale hydroélectrique de la Tshopo au gratin de la presse belge : VRT, RTBF, De Standaard, le Soir… Toute l’équipe aurait dû poser avant son départ la première pierre du Centre de la biodiversité, mais la cérémonie a été reportée à une date ultérieure, sur injonction du ministre belge Charles Michel, démissionnaire, qui compte bien retrouver son poste.
De plus, l’expédition prévue pour durer une quarantaine de jours entre Kisangani et Kinshasa ne pourra pas aller plus loin que Bumba, car la traversée de la province de l’Équateur n’est pas sécurisée quoiqu’en dise le gouvernement de Kinshasa. L’Association des Transporteurs fluviaux refuse, à juste titre, de passer dans les environs de Mbandaka. En effet, des rebelles Enyele ont envahi le dimanche 4 avril, dimanche de Pâques, la ville de Mbandaka qui se trouve sur le parcours de la mission. À l’origine, ce qui avait été présenté comme un conflit entre deux communautés situées près de la frontière du Congo-Brazzaville, à Dongo, pour des droits de pêche, a dégénéré et a pris un tour beaucoup plus politique. Déjà à la fin de l’année, plus de 150 000 personnes avaient quitté leur village pour se réfugier de l’autre côté de la rivière Oubangui. Les insurgés seraient appuyés par d’anciens militaires de la Division spéciale présidentielle (DSP), la garde prétorienne de Mobutu, des éléments des ex-Forces armées zaïroises (FAZ), mais aussi des membres de la DPP, la milice de Jean-Pierre Bemba, actuellement en prison au TPI à La Haye. Ils se proposaient de continuer leur folle aventure jusqu’à Kinshasa où certains des leurs se seraient d’ores et déjà infiltrés ! Comment imaginer que des pécheurs qui se présentent comme « les bandits du village » puissent prendre le contrôle de l’aéroport, du siège du gouvernorat et de la résidence du gouverneur, terrorisant les 300 000 habitants du chef-lieu de la province de l’Équateur ? Comment et où ont-ils pu s’embarquer à bord du bateau Malaïka qui les a conduits à Mbandaka alors que dans les ports, comme dans les aéroports, existe une multitude de services qui contrôlent les voyageurs et fouillent leurs bagages ? Comment se fait-il que le gouverneur de la province soit à Kinshasa et que le commandant de la troisième région militaire soit introuvable ? Ils n’auraient pourtant été qu’une centaine, non pas armés d’arcs et de flèches, mais d’armes de guerre et communiquant avec des téléphones satellitaires Thuraya, le bras ceint de raphias.
L’armée congolaise a rapidement réagi, avec l’appui efficace des casques bleus de la MONUC, pour reprendre la situation en main, et les rebelles se sont débandés dans la forêt. Face à cette situation qui prouve que la province n’est pas dirigée et que l’armée congolaise n’est pas efficace, le président Kabila lui-même a tenu une réunion du Comité national de sécurité à Mbandaka. Espérons que finalement la question ne soit pas mise sous le boisseau comme le gouvernement l’a fait avec le mouvement Bundu dia Kongo, dans le Bas-Congo, dont les rebelles ont été dispersés dans la nature, sans dialogue politique, il y a presque deux ans. Ce n’est pas la première fois qu’un fait anodin prendra des allures inquiétantes jusqu’à embraser tout le territoire dans un pays où certains leaders politiques inciviques préfèrent la force au dialogue démocratique, guidés par la boulimie de l’argent au détriment du peuple qui n’en peut rien.
On déplore malheureusement le décès de trois militaires onusiens et la disparition d’un touriste espagnol qui naviguait durant le week-end de Pâques sur le fleuve à 150 km de Mbandaka. Du côté congolais, plusieurs soldats et policiers ont été tués. Le gouvernement de Kinshasa accuse quelques députés nationaux et provinciaux d’être derrière cette nouvelle rébellion qui a relevé les dysfonctionnements dans le système sécuritaire du pays, à un moment où le président Kabila cherche à faire partir les casques bleus. Par bonheur, le touriste espagnol, le docteur Mario Sarsa, a été libéré par un commando des FARDC. Les rebelles, qui se réclament du Mouvement de la Libération indépendante des Alliés, l’avaient enfermé dans une case, car ils avaient besoin de ses connaissances pour soigner leurs blessés.
Des milliers de villageois, essentiellement des femmes et des enfants, se sont réfugiés dans le nord-est du Congo-Brazzaville, de l’autre côté de l’Oubangui, et un pont aérien a été mis en place par le Programme alimentaire mondial (PAM). 380 tonnes de vivres ont déjà été acheminées depuis Pointe Noire vers Impfondo dans le département de la Likouala. À Mbandaka, les forces de l’ordre ont repris les choses en main et auraient exécuté 49 personnes.
De nombreuses questions subsistent, car les véritables commanditaires de ce coup de force sont blottis dans l’ombre. Alan Doss, le patron de la MONUC, ne pratiquant pas la langue de bois et étant bien informé par ses services, l’a parfaitement compris en déclarant que ce ne sont pas de vulgaires paysans, mais des hommes bien équipés et bien entraînés dirigés par un cerveau militaire et politique et disposant d’appuis extérieurs. Les masques vont-ils finir par tomber, car il ne s’agit pas à l’évidence d’un petit conflit interethnique entre Enyele et Monzaya pour le contrôle d’un étang poissonneux ? Le gouvernement prend enfin l’affaire très au sérieux et les FARDC ainsi que la Police nationale ratissent tous les recoins du chef-lieu de l’Équateur, à la recherche des assaillants.
Voilà donc finalement nos valeureux chercheurs partis, avec sept jours de retard, le 30 avril et le 1er mai à bord de deux baleinières baptisées Unikis et Go Congo appartenant à un armateur belge de Kinshasa. Ils sont escortés par une douzaine de policiers lourdement armés. On n’est jamais trop prudent. Le départ prévu pour sept heures du matin n’eut lieu qu’à neuf heures, sous un ciel gris de saison des pluies, les formalités de la Direction générale des migrations, DGM, ne facilitant pas les choses. Les hommes de science vont rejoindre aux environs de Yangambi, le troisième bateau qui a quitté Kinshasa il y a plusieurs semaines et qui a réussi finalement à traverser la zone dangereuse. C’est le bateau le plus important de l’expédition, car les deux pousseurs entraînent des barges qui transportent les conteneurs avec tout le matériel scientifique. Ces conteneurs serviront aussi d’abris pour la nuit pour nos explorateurs et leurs accompagnateurs. Malheureusement, l’expédition n’ira certainement pas plus loin que Bumba à la frontière entre les provinces Orientale et de l’Équateur pour des raisons de sécurité, le principe de précaution s’imposant. De longs arrêts sont prévus à Liéki où la rivière Lomani, venant du Kasaï et du Katanga, se jette dans le fleuve Congo et à Basoko. Bref, pas plus de 400 km sur les 1 700 escomptés initialement.
Certains scientifiques ont voulu prendre une longueur d’avance en allant par la route camper à Yangambi, à une centaine de kilomètres en aval de Kisangani. Les premiers échos recueillis par téléphone ne sont pas tristes : ils ont découvert les tracasseries des autorités locales pour emprunter le bac sur la rivière Lindi, les difficultés de la piste, la chaleur, l’humidité, l’absence d’électricité puis les moustiques durant la nuit passée sous la tente et la tornade tropicale ! Pour des chercheurs, ils l’ont bien cherché et la forêt équatoriale n’est pas le Club Med. Tintin au Congo n’est pas mort !
Je suis curieux de les voir revenir d’ici un mois et demi à Kisangani puisqu’ils n’iront jamais jusqu’à Kinshasa comme initialement prévu. Et j’espère que la moisson scientifique sera à la hauteur des difficultés rencontrées, car comme le disait avec humour le général de Gaulle « Des chercheurs qui cherchent, on en trouve. Des chercheurs qui trouvent, on en cherche ! »
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