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Extraits choisis des lettres envoyées entre 2009 et 2012 par Alain Nubourgh à un cercle restreint de correspondants. En raison de son statut de fonctionnaire lié par le devoir de réserve, il ne pouvait pas diffuser ces textes auprès du public. A présent retiré de la vie professionnelle, il retrouve sa liberté de communiquer et m'autorise à publier certaines de ces pages.
Ces textes, destinés à un cercle de proches, doivent être lus avec un certain recul pour apprécier l'humour et le second degré des descriptions.
Au détour de certains paragraphes, le lecteur avide de savoir sera agréablement surpris par le saupoudrage d'informations techniques extrêmement bien documentées qui assaisonnent le document. Certains paragraphes semblent être des digressions éloignées du sujet mais à y regarder de plus près, ce sont des mises en perspective qui permettent de mieux apprécier la situation en R.D.C.
Alain Nubourgh a consacré une grande partie de sa vie professionnelle à l'Afrique de l'Ouest. Au moment où débute ce récit, il est à Bruxelles, en "stand by" depuis un an, ce qu'il appelle sa "traversée du désert" ...
Chacun de ses envois était illustré en haut de page par le personnage de Tintin qu'il a finalement remplacé par un pingouin comme il l'explique plus loin.
Un an, une année entière à traverser le désert. Malheureusement pas l’extraordinaire Sahara que j’avais eu l’occasion de parcourir en Land-Rover en 1974 à partir d’Abidjan. Non, un an de pénitence à Bruxelles, à compter les jours, à me morfondre tel une call-girl qui attend désespérément qu’un client l’appelle ou un mercenaire qu’une guerre éclate dans une république bananière.
Certes, à mon âge canonique — âge défini par le droit canon pour entrer au service d’un curé et fixé à 40 ans. A cet âge une femme étant supposée ménopausée et aussi moins attirante (?), il n’y avait plus rien à craindre. Ils n’étaient pas fous les évêques d’antan ! — ma soixantaine entamée, j’aurais pu faire valoir mes droits à la retraite. .../... Mais je dois avoir une âme de boy-scout. Je veux encore travailler et non cultiver mon jardin ou écrire mes mémoires. Et surtout retourner au Congo pour apporter ma petite pierre à la reconstruction d’un pays dévasté par des années de guerre civile et d’absence de gouvernance. Et puis… mais cela vous le saurez plus tard !
(Illustration : s.a. Moulinsart n.v.)
Heureusement, la CTB (Coopération Technique Belge), malgré ses incohérences, n’hésite pas à engager un senior. À vrai dire, les jeunes candidats ne se sont pas précipités au portillon pour aller s’enterrer dans une ville reculée de la République démocratique du Congo, comme Kisangani, où il n’y a rien d’autre à faire que son boulot, où il n’y a pas d’école pour les enfants, où les expatriés se comptent sur les doigts d’une main. Seuls quelques vieux routards comme mes amis Henri ou Christian sont partants pour accepter une mission au cœur de l’Afrique profonde. Les autres préfèrent rester à Kinshasa ou rechercher un emploi dans un pays moins « compliqué ». Ou alors ne suis-je peut-être qu’une statistique dans la politique actuelle qui prône l’allongement de la durée du travail pour réduire le déficit des caisses de retraite ?
Je me sens revivre depuis que j’ai rejoint les rives du fleuve Congo. Ici au moins quand je sors de mon lit à six heures du matin le soleil est déjà levé et je me réjouis de voir le ciel lumineux quel que soit le mois de l’année ; je chante – faux — sous ma douche même si l’eau n’est pas chaude ; j’ai froid lorsque le thermomètre descend en dessous de 25 ° ; la pluie est tiède et rafraîchissante ; je ne m’étonne pas quand les gens me disent bonjour dans l’escalier ; je peux sourire aux enfants sans être soupçonné de pédophilie ; je me délecte de vraies bananes muries au soleil, d’ananas juteux et de délicieuses papayes… Bien sûr, il faut négocier partout et pour tout, car les prix ne sont pas fixés ; les policiers m’arrêtent au coin des rues, sous prétexte que je n’ai pas respecté un panneau-stop qui a été transformé en casserole depuis belle lurette ; je dois avoir une lampe torche ou des bougies dans ma chambre en cas de délestage et des réserves d’eau dans ma salle de bain pour pouvoir me laver si la Regideso est défaillante… J’ai une montre au poignet pour être à l’heure à mes rendez-vous contrairement aux Africains qui, eux, ont le temps comme le dit si judicieusement le psychologue humoriste congolais Pie Tshibanda dans son truculent one man show "Un fou noir au pays des blancs".
Oui, l’Afrique m’a manqué. Je n’y peux rien même si je vais me mettre à râler dès demain parce que la poste n’existe plus depuis belle lurette, parce que je n’ai pas mes hebdomadaires préférés, parce qu’il n’y a pas de cinéma ou de théâtre, parce qu’Internet fonctionne à la vitesse du tam-tam, parce que les trains ne sont pas à l’heure – à condition qu’ils roulent encore —, parce que les automobilistes ne respectent pas les piétons, parce que les rues de Kinshasa sont toujours dignes des pires tronçons du Paris-Dakar, parce que les fonctionnaires ne pensent qu’à une seule chose, se servir et non servir la population, parce que les procédures administratives de la CTB sont débiles !
Un mignon pingouin a pris la place de Tintin pour ne pas avoir de problèmes avec la veuve d’Hergé, Fanny Vlamynck, et surtout avec son mari, Nick Rodwell, qui tirent sur tous ceux qui osent exploiter l’image du petit journaliste du siècle dernier. Je comptais profiter de mon long séjour en Belgique pour visiter le musée édifié à Louvain-la-Neuve sur les plans de l’architecte français Christian de Portzamparc à la mémoire du « seul rival international » du général de Gaulle. Malheureusement, Tintin qui fait – du moins, je le croyais – partie du patrimoine belge, voire mondial, est devenu la propriété personnelle de la légataire universelle de Georges Rémi et de son mari. Nick Rodwell qui se prend pour le pape de la tintinologie a même interdit aux journalistes suédois et allemands de photographier le musée lors de son inauguration le 2 juin dernier. Je ne suis donc pas allé dépenser mon argent pour engraisser ce monsieur.
"Mille milliards de mille sabords, Tintin, reviens, ils sont devenus fous ! "
J’espère que l’Amicale internationale des pingouins ne se vexera pas et ne me poursuivra pas en justice pour utilisation abusive de son image. Et puis, mon petit pingouin est blanc, jaune et noir, dans l’ordre alphabétique, s’il vous plaît, pour n’offusquer personne. Tintin, lui, n’était qu’un sale raciste et un colonialiste comme le voudrait un étudiant congolais qui a porté plainte, le 23 juillet 2007, devant un tribunal belge. Cet étudiant en sciences politiques réclame la fin de la vente des « Aventures de Tintin au Congo » et demande un euro symbolique de dommages et intérêts à la société Moulinsart propriétaire des droits. L’album avait déjà été retiré des rayons pour enfants pour être placé dans celui des ouvrages pour adultes dans certaines librairies londoniennes. À côté des revues pornos, sans doute ? La Commission britannique pour l’égalité raciale avait jugé l’ouvrage raciste et insultant. À Brooklyn, la bibliothèque publique a enfermé le deuxième album d’Hergé dans un local bouclé à clef et il n’est consultable que sur rendez-vous au même titre que « Mein Kampf » d’Hitler. À ce rythme-là, tous les textes des siècles passés dans lesquels les Africains sont traités de « nègres » devraient disparaître de la circulation. Il faut remettre ce livre dans la perspective de l’Histoire et Hergé lui-même s’en était expliqué en disant « qu’il s’agissait d’une œuvre naïve et qu’il fallait la replacer dans le contexte paternaliste des années 30 ». Il se rattrapera, quelques années plus tard, en dénonçant la traite des Noirs dans « Coke en stock ».
À toutes les époques de l’histoire, il y eut des peuples dominés et transformés en esclaves par d’autres, en butte au racisme. Je n’oublie pas que mes ancêtres gaulois – « de tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves, mais les plus sauvages » dixit Jules César, il y a deux mille ans — ont été utilisés comme main d’œuvre servile par les Romains et dévorés par des lions dans des jeux de cirque. Mais tout cela n’est que l’Histoire, même si le terme doit parfois prendre un petit h. Personne ne songera à aller demander aujourd’hui des dommages et intérêts à Berlusconi ni même à supprimer le « De bello gallico » des cours de latin. Pauvre Senghor qui glorifiait sans complexe la négritude. On devrait alors aussi retirer de la vente la Bible dont l’Ancien Testament déclare que « le peuple juif est le peuple élu de Dieu », autrement dit que les autres sont voués à l’enfer ! Ce même livre a servi de justificatif aux calvinistes sud-africains pour justifier la base divine de l’apartheid.
Cela me rappelle la polémique suscitée par des Nigérians, en mal de publicité sans doute, qui souhaitaient, il y a quelques années, que les Anglais retirent de leur langue commune le terme black dans toutes les expressions à connotation négative comme « black market », « black business »… Je m’attends à ce qu’un étudiant congolais complexé attaque l’Académie française pour qu’elle efface de son dictionnaire des tournures désobligeantes pour la race noire comme « travail au noir », « magie noire », « misère noire » ou pire « broyer du noir ». Pourtant, Érik Orsenna n’a jamais eu honte d’être le « nègre » de François Mitterrand ni moi plus modestement celui de mon ministre congolais. Même les « boîtes noires » des avions devraient changer de nom pour devenir des « boîtes orange », ce qu’elles sont en réalité. À quand une requête contre les musiciens qui considèrent qu’une blanche vaut deux noires ? Pour ma part, je compte entamer une action en justice pour qu’on supprime des expressions comme « mariage blanc » ou « année blanche » qui portent atteinte à ma dignité d’homme blanc ! Et puis comment un Africain peut-il « montrer patte blanche » ?
Trêve de bavardage. Me voilà enfin de retour sur les rives du fleuve Congo, à Kinshasa. Mais je vais aller très rapidement m’installer au cœur de l’Afrique profonde, à mi-chemin entre l’océan Atlantique et l’océan Indien, au centre du continent. A Kisangani, anciennement Stanleyville, chef-lieu de la province Orientale, à deux heures d’avion de Kinshasa, à l’extrémité amont du bief navigable de ce fleuve majestueux qui arrose toute l’Afrique centrale. La CTB m’y envoie pour gérer le projet d’Appui à la fourniture d’électricité à la ville de Kisangani, AFEK pour ceux qui aiment les sigles. Un nouveau défi que j’aurai largement le temps de vous décrire puisque ma mission doit durer deux ans, voire plus.
Avant de m’envoler vers ma destination finale, j’ai atterri à l’aéroport de Kinshasa à dix heures du soir, avec deux heures de retard sur l’horaire prévu. Oh surprise ! Les avions sont maintenant alignés sur le tarmac perpendiculairement à l’aérogare comme dans tout aéroport international digne de ce nom. L’invraisemblable capharnaüm d’appareils enchevêtrés comme des jouets d’enfants a enfin disparu. Les quatre experts délégués par la France auprès de la Régie des voies aériennes pour réorganiser le pire des aéroports du mode commencent à obtenir des résultats visibles. Autre amélioration : un autobus transporte les passagers vers le bâtiment d’accueil. Il y a peu, les passagers devaient se faufiler entre les ailes ou sous la queue des aéronefs pour rejoindre les services d’immigration. Par contre, les tapis roulants qui livrent les bagages sont toujours entourés d’une foule de policiers, militaires en civil ou « protocoles » qui bousculent les passagers. Il y a encore du travail à faire pour discipliner les Congolais qui semblent se complaire dans l’anarchie…
En route vers le centre-ville, par le boulevard des Poids lourds dégagé en cette heure tardive, je constate que l’éclairage public installé il y a deux ans par la firme Malta Forrest est éteint. Ce n’est pas un simple délestage, car je découvrirai le lendemain que les fils alimentant les candélabres ont été arrachés. C’est l’œuvre des militaires me dira, désabusé, mon chauffeur. Les militaires sont une des plaies de l’Afrique et pas seulement de la Guinée Conakry qui est en train de sombrer dans le chaos depuis la tentative d’assassinat de l’inénarrable Moussa Dadis Camara, président autoproclamé de ce petit pays d’Afrique de l’Ouest. Ici aussi, les soldats préfèrent s’en prendre aux civils et aux biens publics plutôt que de s’attaquer aux ennemis de leur pays. Dans la province de l’Équateur, à l’ouest de la RDC, sur la frontière du Congo-Brazza, un conflit entre deux ethnies pour la possession des poissons d’une rivière tourne à la tragédie. Plus de 80 000 habitants de la région de Dongo se sont réfugiés dans le pays voisin fuyant à la fois les « rebelles » qui ont récupéré des stocks d’armes de Bemba et l’armée régulière de la FARDC. Ces réfugiés, qui seraient d’ailleurs officieusement plus de 100000, créent des besoins énormes en vivres, abris et soins médicaux de l’autre côté de l’Oubangui.
Des centaines de militaires ont débarqué en force à Gemena, l’aéroport le plus proche à deux cents kilomètres de là. Avant de se rendre sur les lieux des accrochages, ils ont provoqué, par leur seule présence, l’inquiétude dans cette ville éloignée des turbulences. D’autant plus qu’aux dires des autochtones certains de ces militaires seraient des mercenaires angolais ou rwandais qui viennent renforcer les soudards incompétents et indisciplinés des FARDC. Les habitants qui ne sont mêlés ni de près ni de loin aux problèmes de Dongo redoutent la présence de tous ces hommes en armes qui n’hésitent pas à les rançonner ou à piller les magasins. Les personnes qui le peuvent ont expédié rapidement femmes et enfants vers Kinshasa par l’unique vol hebdomadaire qui dessert cette ville. D’autres, moins fortunés, sont partis à pied par les pistes vers Gbadolite et Businga… Les écoles, par crainte de ces prédateurs, ont été fermées pendant plus d’une semaine.
J’ai retrouvé Kinshasa qui est défigurée par les travaux entamés par les Chinois dans le cadre des cinq chantiers du programme présidentiel. Le grand et beau boulevard du 30 Juin n’est plus, sur des kilomètres, qu’un large ruban goudronné et encombré. Les travaux ont l’air de s’y dérouler dans l’anarchie la plus complète, sans plan d’exécution et sans signalisation aucune, ce qui ne fait que décupler le désordre et provoquer des accidents mortels.
---> Vers Tome VI - 2ème épisode