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Extrait d'une lecture faite par Marie GEVERS à la séance du 8 novembre 1952 au forum de Mémoires du Congo.
Des cascades de Stanley au lac de Stanley, de Stan à Léo, le Congo est navigable tout au long de mille cinq cents kilomètres.
Le bateau blanc à trois étages y mettra huit jours.
Allez voir les chutes qui empêchent la navigation en amont. L'eau torrentielle fumant et bouillonnant parmi les rocs est belle. Mais le plus beau, c'est l'usage que les Wagénia pêcheurs en font.
Les échafaudages de perches à haricots, de branches flexibles, de pieux, noués de lianes et de cordes, fichés dans les interstices des roches affleurantes, forment des réseaux d'une résistance, d'une irrégularité et d'une légèreté surprenante. Les nasses y sont attachées, filtrant l'eau. Les pêcheurs circulent dans ces dentelles de bois comme des araignées dans leurs toiles.
Wagenias, 2011.
On raconte aux visiteurs une petite histoire édifiante : lorsque Stanley, malade des fièvres, parvint aux chutes, les Wagénia l'accueillirent, le soignèrent et le guérirent. En souvenir de quoi le village est à jamais exempt d'impôts. C'est pourquoi les Wagénia semblent si vigoureux, sains et joyeux. Les beaux poissons qu'ils prennent dans les nasses et vendent à la ville se nomment des capitaines.
Le voyageur s'embarquera sur la fin du jour, à l'heure la plus écrasée de chaleur. Le quai à Stan suinte une sueur grasse, où l'huile de palme répandue colle, mêlée aux déchets divers et dans le désordre des câbles, des caisses, des ballots. Les
vibrations de moteurs s'ajoutent aux cris des conducteurs de camions et aux piaillements des noirs.
Le port de Kisangani en décembre 2014.
La proue du bateau, dirigée vers l'amont, reçoit le courant très lent ici, car après les Stanleyfalls, le fleuve ne disposera plus que d'une faible déclivité pour aller jusqu'à Léo. Dans les pentes fortes, les eaux ne se soucient pas des obstacles. Un jeu que de briser ou user les rochers, de les contourner en les rongeant, ou bien, comme aux Falls, de sauter par-dessus les rocs éparpillés et de retomber en mugissant. Mais vaincre plus de mille kilomètres de forêts ! Des arbres, des arbres, des racines, encore des racines,
ce doit être une lutte redoutable.
Un peu avant l'aube, le bateau vire et se retourne comme un dormeur qui se réveille. Le passager va guérir des trains, des autos et des avions. Le bateau voguera, lent, sur l'eau lente.
Les perspectives planes apaiseront les soucis, les grandes eaux à peine mouvantes laveront les poussières de l'âme, et les forêts offriront la nourriture de mystère indispensable à la sérénité.
L'hélice seule palpite comme un cœur très calme. Tout est calme et pourtant, le voyageur dans sa cabine sait qu'on est parti, qu'on avance sur le fleuve légendaire et il rêve éveillé jusqu'à ce que la lumière montante, filtrée à travers les moustiquaires, l'attire au dehors.
On voudrait posséder cent mille regards, au premier matin sur le fleuve Congo, pour en percevoir toute la magnificence.
Une lutte entre les arbres et les eaux ? Non, les noces des arbres et des eaux. On les sent indissolublement liés... Et ce mot «indissoluble», en parlant des eaux... Sans les forêts, point de fleuve, sans le fleuve, point de forêts. Il semble que tous les arbres de la vaste dépression centrale du Congo aient germé à même les eaux. Les forêts ont drainé vers le fleuve toutes les pluies de tout l'espace équatorial. Le Congo n'est pas contenu par des rives, mais bien par des arbres. C'est une immense nappe d'eau douce étalée parmi les forêts et qui se déplace
lentement. Ici, l'eau s'est dégagée des arbres, là, les arbres supplantent les eaux.
Là, une île se forme. D'abord, ce n'était qu'un affleurement d'herbages, mais l'herbe a retenu le limon comme les nasses des Wagénia gardent le poisson capitaine. Les racines tètent le limon, et un léger courant s'établit alors là où s'étirait de la vase coulante. Bientôt des arbres pousseront, les racines goulues mangeront la vase le long de la nouvelle berge, et voilà une passe qui se creuse. On pourra y naviguer pendant un an, ou dix ans ? Là-bas, la proue de l'île suivante s'effondre déjà dans le courant, tandis qu'en aval, à la poupe, un marécage herbu se prépare et l'agrandit d'autant. Le balisage du Congo doit sans cesse se faire et se refaire.
La perspective d'eau s'étend à perte de vue entre les îles minces et longues. Le fleuve tourne-t-il donc ici ? Est-ce un coude ? Ou bien l'arrivée d'un puissant affluent ? Ou bien une échappée sur la pleine largeur du Congo ? 20 km ? 30 km ? Jamais vous ne saurez si vous naviguez le long d'une rive ou le long d'une île, sauf si, sur un bout de sol durci, vous apercevez un espace dégagé d'arbres et chargé de tas de bois bien rangés : une halte pour bateaux à vapeur.
On croise donc une île comme un long navire touffu d'arbres. Elle va vite, si on la longe de près. A peine dépassée, vous apercevez, là-bas, une île plus éloignée. Elle aussi glisse vers l'amont, mais moins vite que la première. Là-bas, très loin, une île légère et comme suspendue dans l'azur de l'eau vous accompagnera. Ainsi un clocher lointain, vu d'un wagon de chemin de fer, accompagne le train, tandis que les maisons ou les champs proches tombent rapidement dans le passé. Mais les îles animées de vitesses diverses ne sont point reliées entre elles par d'autres points de repères que l'eau partout identique.
C'est pourquoi le bateau semble immobile au milieu de la danse des îles.
A peine l'île lointaine s'est-elle laissée glisser vers l'arrière que nous en atteindrons une autre, proche à toucher, proche à crier de joie en voyant si bien les arbres. Elle jette une grande ombre sur nous, elle nous coupe tout horizon, par une barrière d'arbres immenses. Ah ! Maintenant, c'est nous qui allons vite.
Navigation sur le fleuve Congo, 2016.
Est-ce que ces feuillages inconnus s'agitent parfois ? Est-ce que l'eau coule ? Est-ce que les îles dansent ? Non, non, nous seuls, le grand bateau blanc des blancs nous allons, nous voguons, avec un battement de cœur infatigable et régulier. Alors, au plaisir de la dérive se joint le plaisir des arbres. Barbus de
mousses, ou de semences, ornés de boules de coton rose, festonnés de feuillages lourds comme des champignons, on voudrait les saluer par leur nom. Les noms indigènes doivent répondre à leur nature. Mais je ne connais aucun de ces visages végétaux, aucune des lianes enroulées aux troncs et qui retombent en écheveaux inextricables, aucune des plantes qui tissent les fourrés. Pas même un nom de famille à leur donner, sauf qu'on murmure parfois : fougères... Dans une heure ou dans dix minutes nous verrons le bout de l'île fléchir sous les herbes marécageuses.
Le balisage nous indiquera d'une flèche impérieuse de gagner tribord après bâbord. Ile ou rive ? Vers midi ce fut une rive : un poste dégagé d'arbres avec des gazons, des constructions, des hommes blancs et un drapeau. Les bateaux n'accostent pas s'il n'y a point de quai. De longues planches sont jetées.
Le pont inférieur du bateau blanc des blancs est plein de voyageurs noirs, avec leurs familles, leurs poules, leurs ballots, leurs ustensiles de cuisine. A chaque escale, les marchands leur offrent des nourritures ou des denrées bizarres destinées au négoce. Du pont supérieur, on voit ce que contiennent les mannes, et l'on mesure des yeux la dimension des longs poissons fumés, noirs, secs, liés comme des fagots. Et voilà les mangues, les bananes, des noix dont j'ignore le nom, et des chenilles blanches, grasses comme de gros vers de hannetons.
Ce doit être une friandise, car les acheteurs se précipitent.
Octobre 2015.
On récolte ces vers, dit-on, dans le cœur de certains palmiers qu'ils dévorent. Les noirs raffolent de ces vers, mais jamais un blanc n'a pu se décider à les goûter. Parfois, une jarre d'huile de palme tombe d'une pirogue, se brise, et un épais nuage de vermillon s'en échappe. L'hélice bat déjà que les derniers colporteurs sont encore à bord. Ils sautent dans l'eau, pataugent, et regagnent la rive en tenant leurs mannes en équilibre sur leur tête.
Le texte complet, "La descente du Congo", est téléchargeable ICI.