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Pendant que la canicule embrasait l’Europe et que des trombes d’eau dévastaient des régions entières de la Chine ou du Pakistan, je décidai de prendre quelques jours de congé au Congo pour faire de l’écotourisme dans une des régions les plus isolées du pays : à quatre cents kilomètres à l’est de Kisangani, dans le district de l’Ituri, là où se situe la Réserve de faune à okapis. Au départ du chef-lieu de la province Orientale, la piste souvent dénommée « route de l’Ituri » permet de rejoindre l’Ouganda et le Soudan. J’aurais voulu aller plus à l’est jusqu’à Bunia et puis descendre vers Beni, au Nord-Kivu, mais la région est infestée par les Forces armées de la RDC (FARDC) des opérations « Ruwenzori » qui sont à la poursuite des rebelles ougandais de l’Armée de libération de l’Ouganda, ADF/NALU. Environ 20000 personnes ont été déplacées depuis le début du mois de juillet d’après le représentant régional du Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Les humanitaires estiment qu’au moins 14 000 personnes auraient besoin d’une aide urgente et vitale en vivres, abris, eau et appui médical. L’ADF est un des trois groupes qui, avec l’Armée de libération du seigneur (LRA) de l’Ouganda et les Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR), perturbent depuis des années la tranquillité des populations civiles de cette zone frontalière du Congo.
Dès la sortie de Kisangani, la route nationale nr 4 goudronnée se transforme en une piste de latérite qui nous mena avec un autre couple et leurs filles, un mécanicien et un chauffeur de secours – on n’est jamais trop prudent — jusqu’à Epulu (à prononcer époulou) au cœur de la réserve en passant par Bafwasende et Nia-Nia. Cette piste, créée par les Belges dans les années 1930, était devenue totalement impraticable en 2006 par suite des combats qui ont ensanglanté la région pendant une dizaine d’années. Elle a été récemment réhabilitée par l’entreprise libanaise Tabet et par la société chinoise Sino-Hydro. Cependant, plusieurs ponts sont en mauvais état, l’érosion commence déjà à attaquer certains tronçons et la végétation reprend inexorablement ses droits dans cette région où il pleut pratiquement toute l’année. Des fonds ont été débloqués par la Banque mondiale pour assurer l’entretien, mais apparemment personne n’est à pied d’œuvre même si les Chinois ont entrepris d’asphalter la route au départ de Beni. De nombreux Congolais regrettent l’époque coloniale où les 180 000 kilomètres de piste du Congo étaient entretenus par des cantonniers supervisés – et surtout payés – régulièrement par les administrateurs belges. Aujourd’hui, personne ne sait exactement où disparaît l’argent que les usagers doivent payer aux barrières installées aux deux extrémités de la route. Car, même si la route est bitumée, sa maintenance doit être assurée de façon permanente pour éviter que les nids-de-poule ne se transforment en quelques semaines en nids d’autruche par suite de la surcharge des camions qui l’empruntent.
La réouverture de cette artère a donné un véritable coup de fouet à l’économie de Kisangani. La place communément appelée « parking de Bafwasende », à côté du marché, a retrouvé son ambiance d’antan grâce aux gros camions qui y déchargent des produits agricoles venant des terres fertiles du Nord-Kivu et des produits manufacturés provenant de l’Ouganda, du Kenya ou de Chine. Deux jours suffisent aux camions pour relier le chef-lieu de la province à Beni ou Butembo en apportant ciment, tôles, matériaux de construction mais aussi carottes, choux, pommes de terre. Dans l’autre sens, les camions emportent des casiers de bières permettant à l’usine Bralima, filiale du groupe hollandais Heineken, proche du barrage de la Tshopo, de tourner de jour comme de nuit. La Primus est en effet plus appréciée dans toute la province que la bière venant de l’Ouganda voisin.
Malgré la qualité de nos véhicules 4x4, il nous fallut une dizaine d’heures pour parcourir 460 km en faisant preuve d’une vigilance constante, car les tronçons rectilignes et roulants alternent avec de véritables montagnes russes érodées qui se faufilent entre les immenses et splendides arbres de la forêt de l’Ituri. Nos deux véhicules dégageant des nuages de poussière rouge, nous roulions prudemment à cent ou deux cents mètres l’un de l’autre pour pouvoir distinguer les obstacles imprévus de la route. De temps en temps, nous rattrapions un camion chargé de casiers de bière qui allait vers l’est pour alimenter les villages. Nous croisions des véhicules surchargés qui filaient à toute allure en sens inverse pour approvisionner les marchés de Kisangani. En plus des marchandises, ils transportent des dizaines de passagers agglutinés sur le chargement au risque de leur vie. Comme ces véhicules sont souvent relativement vieux et mal entretenus, nous avons rencontré fréquemment des camions abandonnés au milieu de nulle part, à la garde d’un convoyeur, pendant que le chauffeur-mécanicien est parti chercher la pièce défaillante. Pire, à quelques endroits, des camions gisaient dans le fossé, les freins ou la direction ayant lâché, causant parfois de nombreuses victimes parmi les passagers clandestins. En roulant, je me remémorais le récit de monsieur Boël, le père de mon excellent ami Bernard, qui emprunta cette route à la mi-décembre 1947 pour aller de Stanleyville à Rutshuru, au Nord-Kivu. Heureusement depuis cette époque tous les bacs ont été remplacés par des ponts métalliques, mais certains commencent à accuser sérieusement le poids des années. Autre transformation : nous n’avons plus vu les bandes de cynocéphales, ces grands singes assez agressifs, qui ont certainement été abattus et mangés par les villageois et les militaires de tous bords.
Le but de ce déplacement était double : passer une semaine de congé dans la nature et étudier la possibilité pour les fournisseurs de mon projet de faire débarquer leur matériel au Kenya, au port de Mombasa, puis de le transporter en une semaine par la route vers Kisangani. Un trajet plus rapide que le passage par Matadi, la route jusqu’à Kinshasa, puis le bateau remontant le fleuve en un mois. Dès le départ, ma compagne et copilote, Blandine, notait à chaque passage de pont le kilométrage ainsi que les caractéristiques de l’ouvrage d’art et la charge autorisée. Tout se présentait bien jusqu’à Avakubi au PK 324 où le pont Bailey de 96 mètres enjambant l’Ituri menace de s’effondrer. Les camions doivent décharger leur marchandise d’un côté pour les recharger de l’autre après être passés à vide. Difficile d’envisager cela pour une noria d’une vingtaine de camions transportant des pièces pesant plusieurs tonnes. Une entreprise chinoise doit démonter complètement ce pont métallique et établir, pendant les travaux, une traversée de la rivière sur des barges. Bref, par précaution, il faudra que mes fournisseurs empruntent la voie la plus longue !
Nous sommes arrivés à Epulu à la nuit tombée et nous avons logé dans un gîte appartenant au Centre de formation et de recherche en conservation forestière (CEFRECOF) que j’avais fait prévenir par le professeur Dudu, doyen de la faculté des sciences de Kisangani. Ce gîte est situé en bordure de la rivière Epulu, dans le village éponyme, à quelques centaines de mètres des cascades que nous découvrirons le lendemain matin. Ces cascades qui bordent la station scientifique sont de toute beauté. L’eau s’écoule entre des rochers dans un cadre de verdure unique qui abrite le quartier général de la réserve et la base du personnel de la Gilman International Conservation. Un pont métallique de type Algrain permet à la route de les franchir. S’il était plus facile d’accès, ce site serait certainement un des plus fréquentés de l’Afrique centrale. Un guest-house et quelques bungalows sont un endroit rêvé pour passer quelques jours de repos loin du téléphone et d’Internet, bercé par le seul bruit des cascatelles ou les cris des singes qui s’ébattent en fin de journée dans les hauts arbres.
Nous avons passé notre première journée à Epulu à visiter le zoo de la Réserve, car il est impossible de s’y déplacer en voiture, contrairement aux grandes réserves sud-africaines. Seuls quelques chercheurs s’aventurent pendant quelques jours avec des guides pygmées et des gardes de l’Institut congolais de la conservation de la nature (ICCN) au sein de ce vaste massif forestier intact pour recueillir des données scientifiques. Des éducateurs spécialisés sillonnent aussi la Réserve pour apprendre aux populations autochtones, pygmées ou bantoues, à préserver les trésors naturels et la biodiversité de leur environnement.
Avant l’indépendance, la station de capture des okapis comptait également d’autres animaux de la forêt comme les singes ou les crocodiles. Il y avait également un petit groupe d’éléphants domestiqués, car en 1900, le roi Léopold II chargea le commandant Laplume d’entreprendre des essais de dressage d’éléphants d’Afrique, comme cela se pratique en Inde. Dans les années 40, il existait à Gangala na Bodio, dans la réserve de chasse jouxtant le Soudan, environ 70 pachydermes domestiqués, dont certains étaient réservés à la location. Mais tous ont disparu depuis longtemps.
L’okapi ou « girafe des forêts » est un des animaux les plus méconnus de la forêt équatoriale. Il ressemble à un hybride de girafe et de zèbre. Insaisissable, il a d’abord été décrit par des scientifiques qui ne l’avaient aperçu qu’au début du XXe siècle. Il ne vit que dans les forêts denses de la R D Congo et est encore plus rare que le bonobo, ce quatrième grand singe, qui fréquente les zones tropicales humides du Congo. Il n’en existerait d’après les estimations que 50 000 individus dont 3 à 4 000 dans la Réserve de faune à okapis (RFO) créée en 1992 qui fait maintenant partie du patrimoine mondial de l’UNESCO. Cette réserve couvre 13 700 kilomètres carrés – un peu plus du tiers de la Belgique — et est la dernière des aires à avoir été protégées du pays. En dehors des okapis, cette réserve compte également 4 000 éléphants de forêt, 2 000 léopards, 13 espèces de primates, trois espèces de crocodiles et de nombreux animaux comme les buffles, les antilopes, et une large variété d’oiseaux qui en font un des sites les plus importants en avifaune en Afrique centrale. Malheureusement, la réserve est en danger par suite de la déforestation due à l’agriculture sur brûlis, à la chasse de viande de brousse, aux prospecteurs d’or et aux milices qui sont arrivées sur cette terre vierge à cause des conflits qui ont déchiré l’Ituri depuis une dizaine d’années. Les espèces les plus menacées sont l’éléphant de forêt, l’okapi, le chimpanzé, la genette aquatique, le céphalophe à ventre blanc et le tisserin à nuque d’or.
La réserve accueille depuis 1928 un Centre de conservation et de recherche situé en bordure de la rivière Epulu. Il fut créé par un anthropologue américain, Patrick Putnam, et sert de centre de recherche sur l’okapi dont quelques rares spécimens ont été envoyés vers des zoos européens ou américains. Même les jardins présidentiels de Ngaliema, à Kinshasa, en possédaient quelques exemplaires du temps de Mobutu. Aujourd’hui, seuls les agents de l’Institut congolais de la conservation de la nature (ICCN) peuvent capturer les okapis avec l’aide de la Gilman International Conservation (GIC).
L’okapi a la taille d’un cheval et pèse jusqu’à 350 kilos. C’est un animal solitaire et timide qui ne vit pas en troupeau contrairement aux autres ongulés. Sa robe brune tirant sur le mauve, sa petite tête au museau blanchâtre, ses grandes oreilles, sa croupe et ses pattes avant striées de rayures blanches et brunes sont typiques. Ses pattes postérieures plus courtes que ses pattes antérieures donnent à sa colonne vertébrale une légère inclinaison vers l’arrière. Ses rayures, qui ressemblent à des rayons de lumière dans la forêt, l’aident à échapper aux prédateurs. Les bébés okapis naissent avec ces rayures, car ils vont rester pendant les six ou neuf premières semaines de leur vie dans une sorte de nid, à la différence des autres mammifères qui – à l’exception de l’homme — se déplacent dès leur naissance. Il faut donc qu’ils soient parfaitement camouflés pour survivre aux léopards et autres carnassiers. Les okapis ont une langue d’environ 30 à 50 cm qui leur permet d’attraper les feuilles dont ils se nourrissent, mais aussi de faire leur toilette. Ils peuvent même se lécher les oreilles ! Le mâle porte des ossicônes, sortes de petites cornes osseuses recouvertes de peau, comme la girafe. Mais contrairement à celle-ci, l’okapi évite de courber son long cou pour brouter, car il ne dispose pas d’une circulation sanguine adaptée. Chez la girafe, la veine jugulaire est munie de valves qui empêchent le sang de retomber vers le cerveau et de provoquer un « voile rouge ».
En 1933, l’Administration coloniale belge a installé sur la rivière Epulu une station de capture et d’étude de cette espèce étonnante. L’okapi était évidemment connu de toute éternité par les pygmées qui le dénommaient o’api et Stanley rapporte en 1890 l’existence d’une sorte d’âne-zèbre broutant les feuilles. Mais ce n’est qu’en 1901 qu’il sera découvert par le futur gouverneur de l’Ouganda, Sir Harry Johnston, qui lui donna son nom savant : d’abord d’Equus Johnstoni, pensant qu’il s’agissait d’une espèce particulière de zèbre, puis d’Okapia Johnstoni lorsque les zoologues établirent que son crâne était très proche de celui de la girafe. En 1992, l’État congolais créa cette réserve de faune afin de préserver les okapis, mais aussi les pygmées Mbuti et Efe qui y vivent. Actuellement, 13 okapis vivent en captivité à Epulu. Ils se nourrissent de feuilles d’arbres et en captivité le fourrage doit être suspendu à deux mètres du sol. Une trentaine d’espèces végétales sélectionnées récoltées par le personnel du centre sont soumises à leur appétit pour leur permettre d’avoir une alimentation diversifiée. Chaque animal mange 25 kg de plante et la femelle boit jusqu’à 200 litres d’eau par jour lorsqu’elle est en gestation. La grossesse dure de 14 à 15 mois et le bébé pèse 25 kg.
Le deuxième jour, nous nous sommes enfoncés au cœur de la forêt primaire pendant toute une matinée guidé par un pygmée et escorté par Michel, un sous-officier de l’ICCN. Notre but était d’atteindre le sommet du mont Sida, « brûlure » en dialecte local, le bila. En fait, un gros inselberg rocheux qui domine la vallée. L’ascension nous prit deux bonnes heures par des sentiers connus des seuls initiés au milieu d’une forêt presque obscure, excessivement dense. Notre passage était salué par les cris de quelques singes que nous ne devinions qu’aux mouvements des branches. Mais cette forêt n’était pas vide et notre pisteur nous indiqua des traces relativement récentes d’éléphants et d’okapis à proximité des rivières que nous devions franchir à grandes enjambées ou en équilibre sur des arbres abattus. Notre progression était pénible dans un sentier très étroit et humide et nos vêtements furent rapidement trempés à la fois par la transpiration et par l’humidité des feuilles qui nous fouettaient le corps. Pendant cette balade au cœur du Congo profond, notre guide pygmée nous fit découvrir des trucs dignes des « Carnets du bourlingueur » : comment recueillir dans une feuille pliée de l’eau potable en coupant certaines lianes ou trouver dans certains creux d’arbre du miel sauvage.
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