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Durant l’été 1960, alors que je venais de sortir de 5ème latine – la deuxième année du secondaire —, j’occupais mes vacances scolaires à dévaliser la bibliothèque communale d’Uccle, dans la banlieue bruxelloise. Je dévorais les œuvres de Jules Verne et d’autres romans d’aventures qui me faisaient découvrir le monde. Au même moment, la Belgique quittait le Congo et laissait derrière elle plus de trois cents bibliothèques : 63 dans la province de Léopoldville, 43 dans l’Équateur, 61 dans la province Orientale, 53 au Katanga... sans compter les bibliothèques scolaires. La première avait été installée à Matadi dès 1890 par l’abbé Hooge et la première bibliothèque publique datait de 1925. Toutes ces bibliothèques avaient contribué à la formation de la jeunesse congolaise et à la création des premières élites. C’est dans ces temples de la culture que Patrice Lumumba a débuté sa formation politique et il n’hésita pas à recommander à ses compatriotes dans "Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé ?" de fréquenter les bibliothèques au lieu de passer leur temps dans les bars.
Les bibliothèques sont un instrument de développement indispensable, les livres constituant une nourriture fondamentale pour les esprits. Internet ne les a pas encore remplacés, dans un pays où l’accès au web n’est que l’apanage d’une minorité fortunée. Elles permettent aux futures élites de s’ouvrir sur le monde, de se baser sur le passé pour construire le futur, au lieu de s’abrutir en buvant de la bière, en écoutant des émissions de télévision impudiques ou en hantant les boîtes de nuit. Aimé Césaire écrivait très justement « Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir ». Nelson Mandela, un des plus brillants hommes politiques d’Afrique et du monde, répétait à ses compatriotes, blancs comme noirs, à ses codétenus comme à ses geôliers, qu’ils ne devaient jamais cesser d’étudier, comme il le fit pendant ses nombreuses années d’emprisonnement. Ne dit-on pas que c’est grâce à son conseiller, le bibliographe Banning, que le roi Léopold II a pu identifier, à la fin du XIXe siècle, les potentialités du Congo ? La jeunesse congolaise de 2010, elle, se contente d’assister passivement aux grands bouleversements mondiaux et la population ne lit que la Bible – distribuée gratuitement à tour de bras par certaines Églises américaines – n’ayant pas les moyens d’acheter un livre. D’ailleurs, où les Congolais pourraient-ils se procurer un livre dans un pays où il n’y a pas non plus de librairies ? Quand un ami ou collègue, venant de Belgique, veut me faire plaisir, je lui demande de m’apporter dans ses bagages, de préférence au traditionnel ballotin de pralines, quelques bouquins choisis parmi les dernières publications.
Aujourd’hui, presque toutes les bibliothèques congolaises ont disparu, pillées ou parties en fumées. Les rares vestiges ne contiennent plus que des ouvrages périmés. Aucune bibliothèque n’a été construite par l’État congolais depuis l’indépendance alors que la population a connu une explosion exponentielle, passant de 15 à 60 millions, plus de 40 % ayant moins de 15 ans. La Bibliothèque nationale du Congo n’a pratiquement pas de budget : la dernière bibliographie nationale qui permet aux chercheurs de se renseigner sur les rares publications nationales date de 2000. Les étudiants en sont réduits à se rabattre sur les établissements mis en place par la coopération internationale. À Kinshasa, le Centre culturel français, le Centre Wallonie-Bruxelles, le Centre culturel américain, le Cedesurk (Centre de Documentation de l’Enseignement supérieur, universitaire et de la Recherche à Kinshasa) financé par le Commissariat général aux relations internationales de la Communauté française de Belgique, l’Apefe et la Commission universitaire pour le développement sont les seuls à offrir aux étudiants de quoi enrichir leur savoir. Sans oublier le Centre d’information publique de la Banque mondiale et les deux grandes bibliothèques catholiques, celle de la faculté de philosophie de Kimwenza et du Centre d’études pour l’action sociale (CEPAS). Une misère pour une ville de plus de huit millions d’habitants ! À Kisangani, ville d’un million d’habitants, seul l’Afraco, le centre culturel français, dispose d’une bibliothèque poussiéreuse et démodée.
Alors que les élites du monde entier cherchent à se documenter, les jeunes Congolais se complaisent dans l’écoute à longueur de journée d’émissions de télévision qui ne diffusent que des chansons à la gloire des dirigeants du pays ou de Dieu. Ce sont les vedettes de la chanson qui servent de modèle à la jeunesse congolaise qui sera demain incapable de penser au développement de la nation. Les jeunes croient qu’un pays se construit sur le pillage, la polygamie et le sentimentalisme. Ils ne rêvent que de devenir ministres pour vivre, en véritables épicuriens, de champagne, de banquets, de voitures de luxe, de sape et de femmes en espérant que l’aide internationale leur viendra éternellement en aide. Depuis que je suis au Congo, je n’ai jamais vu, sur les chaînes nationales, une seule émission scientifique ou culturelle digne de ce nom. L’ancien président de l’Assemblée nationale, Vital Kamerhe, a, lui-même, fustigé les députés qui ne fournissaient aucun effort pour documenter leurs interventions dans l’hémicycle et présenter des arguments fouillés. Il est très difficile de relever les défis du futur quand on ne sait pas d’où l’on vient ni qui on est, quand on ne comprend pas l’environnement dans lequel on vit qui est basé sur la mondialisation et les échanges.
La classe politique congolaise ne se rend pas compte qu’elle est en train de couper la branche de l’arbre sur laquelle elle est assise. Elle souffre de ce qu’on peut qualifier du syndrome du scorpion, que Théodore Trefon a adapté à la sauce congolaise dans "Réforme au Congo (RDC). Attentes et désillusions" publié par les éditions l’Harmattan, qui illustre très bien cette situation :
« Un jour, à Kinshasa, un scorpion demanda à son voisin crocodile de l’aide pour franchir le majestueux fleuve Congo.
— Je dois me rendre à Brazzaville, mais je ne sais point nager. Vous nagez avec tant d’élégance. Laissez-moi monter sur votre dos et partons sans attendre.
Le crocodile lui rétorque :
— Cher scorpion, je te connais et je me méfie de la réputation de ton espèce. Quand nous serons au milieu du fleuve, tu me piqueras et nous nous noierons tous les deux.
— Pourquoi ferais-je une telle chose ? lui répond le scorpion. Si je vous pique et que vous mourez, je me noierai moi aussi.
Le crocodile réfléchit un instant, puis accepte de faire traverser le scorpion.
— Monte et partons avant que la nuit tombe !
Ils quittent la berge et se dirigent vers Brazzaville.
Soudain, arrivés au beau milieu du fleuve, le scorpion pique le vaillant nageur, à la nuque.
— Pourquoi as-tu fait cela ? lui demande le crocodile, tout juste capable de respirer. Je n’ai plus de force, et l’on n’y arrivera point.
Le scorpion lui répond, avant de disparaître sous l’eau :
— C’est ainsi. Il ne faut point chercher à comprendre, nous sommes au Congo. »
La République démocratique du Congo a aujourd’hui cinquante ans ! L’âge de la maturité où un homme a construit sa vie, accumulant les expériences en tirant profit de ses échecs pour édifier sa réflexion. Il peut commencer à penser à sa retraite et jeter un regard sur le parcours accompli. Mais que sont évidemment cinquante années dans l’histoire d’une nation ? Bien peu quand on songe aux parcours des peuples d’Égypte, de Mésopotamie, d’Inde ou de Chine. Il y a près de cinq mille ans, vers 2800 avant notre ère, que l’Égypte pharaonique est devenue indépendante ; presque autant qu’entre le Tigre et l’Euphrate, le roi Hammourabi, qui régna vers -1730, inventa à Ninive son célèbre code de lois ; quinze siècles de moins, que naquirent les États aryens et polythéistes dans la région de l’Indus ; plus de deux millénaires – vers 220 av. J.-C. — que le premier empereur chinois, Tsin-Che-Houang-Ti, unifia les « Royaumes combattants » autour du fleuve Jaune et leur donna son nom : la Chine, pays de Tsin. Ou plus près de nous, en 987, qu’Hugues Capet, duc de France, jeta les bases de ce qui allait devenir la France d’aujourd’hui en choisissant Paris comme capitale.
La RDC, après cinquante années d’indépendance, n’est toujours pas sortie des errements de la jeunesse et entrée dans le IIIe millénaire. Comme l’écrivent très justement Jean-Claude Barreau et Guillaume Bigot dans 'Toute l’histoire du monde' : « L’ex-Zaïre est extrêmement riche. On y trouve de tout : de l’eau douce en abondance avec le fleuve Congo ; de l’électricité produite par d’immenses barrages ; les agricultures les plus diverses (de plaine ou de montagne) ; une foule de minerais (or, diamants, cuivre), et beaucoup de pétrole. Or ce pays est en train de sombrer… Partout, à la “courbe du fleuve”, l’anarchie a entraîné famine et disparition des écoles. Il en fut ainsi en Europe (à l’exception de l’Empire byzantin) aux temps mérovingiens ».
Certaines assertions du discours tellement controversé de Sarkozy, le 26 juillet 2007, à Dakar peuvent s’appliquer au Congo, même s’il ne faut pas les généraliser à tous les pays d’Afrique. Ce discours a entraîné de vives réactions de nombreux intellectuels africains, mais il n’y a que la vérité qui blesse. Le Congo est l’exemple type d’un pays qui a indubitablement raté son passage à l’indépendance et son insertion dans l’histoire moderne. Autant les Belges – même s’ils n’ont pas eu le temps d’achever leur œuvre – avaient une vision pour leur dixième province africaine, autant les chefs qui se sont succédé à la tête de ce pays immense n’ont eu qu’une seule obsession : s’accrocher au pouvoir et s’en mettre plein les poches. Comme le disait le président français « Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'Histoire qui tenaille l'homme moderne, mais l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout semble être écrit d'avance. » Et le Congolais se complait à rejeter sur les autres ses malheurs, de l’esclavagisme au colonialisme, en passant par Léopold II, le Rwanda ou le FMI. La culture africaine le pousse à chercher l’origine de sa misère dans le colonialisme, le néocolonialisme, ou le diable, au même titre que la mort est le résultat d’un sortilège jeté par un sorcier et jamais d’une cause naturelle. Il espère que Dieu le sortira de la misère et les « Églises de réveil » éclosent aux coins de toutes les rues.
Le 30 juin 1960, les Congolais ont hérité d’un pays où tout n’était certes pas parfait, mais où tout fonctionnait. Les routes reliaient les différents points du pays ; les trains circulaient et étaient même électrifiés au Katanga ; les ports étaient équipés de grues que ce soit sur le fleuve Congo ou sur tous ses affluents navigables ; 90 % des enfants allaient gratuitement à l’école primaire – un record à cette époque et encore aujourd’hui dans des pays colonisés depuis plus longtemps – et ils mangeaient à leur faim ; les usines – filatures, chantiers navals, usines agroalimentaires — tournaient et le Katanga produisait plus de cuivre que le Chili ; les centres de santé disposaient de 86 000 lits, soit un lit médical pour 160 habitants, et les Sud-africains venaient se faire soigner à Elisabethville ; des centres de recherche sur l’agronomie tropicale comme celui de Yangambi attiraient les sommités du monde scientifique ; entre 1935 et 1960, le taux de croissance économique était supérieur à celui de la Chine actuelle et le PIB par habitant en 1960 dépassait celui de la Corée du Sud… Les Belges peuvent être fiers de l’œuvre gigantesque qu’ils ont réalisée en seulement 70 ans au cœur de l’Afrique alors que leur nombre n’a jamais dépassé la centaine de milliers dans un territoire grand comme 80 fois la mère patrie. Il faut qu’ils cessent de s’autoflageller à cause des errements de quelques individus du début de la colonisation, à la fin du XIXe siècle, mis en exergue par une certaine presse.
Aujourd’hui, se déplacer au Congo relève de la gageure – le ministre provincial du Plan, du Budget et des Transports, l’excellent Armand Kasumbu, me citait récemment l’exemple de camions qui avaient mis sept mois pour rejoindre Isiro éloigné d’environ 400 km de Kisangani - ; le train met cinq mois pour transporter un conteneur sur 900 km entre Lubumbashi et Kananga, comme je l’ai vécu personnellement ; les ports fluviaux sont à l’abandon et les barges doivent être déchargées à bras d’homme ; les parents doivent payer pour scolariser leurs enfants – qui ne mangent parfois qu’une seule fois par jour — dans des écoles en ruine ; les usines léguées par la colonisation sont dans un état de délabrement avancé ; les hôpitaux sont dépourvus des médicaments essentiels et au moindre bobo sérieux les Congolais fortunés se réfugient dans les cliniques de Johannesburg… D’après une récente évaluation de l’Organisation mondiale de la santé, seuls 40 à 50 % de la population ont accès aux soins de santé c’est-à-dire que 30 millions de Congolais ne peuvent être soignés, et quand ils le sont, c’est dans des infrastructures délabrées datant de l’époque coloniale ou des premières années de l’indépendance !
Voilà ce qu’Albert II, roi des Belges, âgé de 76 ans, qui sera présent aux festivités marquant le cinquantième anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo, devrait avoir le courage de dire aux hommes politiques congolais. Mais cela risque de provoquer une nouvelle crise diplomatique, alors que le but est de normaliser les relations belgo-congolaises après la crise provoquée par le ministre des Affaires étrangères, Karel de Gucht, en avril 2008, qui n’avait pas hésité de stigmatiser en public l’incompétence des dirigeants congolais et la corruption. Depuis 1985, il n’y a plus eu de visite d’un souverain belge dans son ancienne colonie. C’est en effet en 1985 que le roi Baudouin s’est rendu pour la dernière fois au Zaïre, dirigé par le maréchal Mobutu, à l’occasion du 25e anniversaire de l’indépendance.
Bien sûr, tout n’est heureusement pas négatif, car certaines infrastructures ont été construites après l’indépendance comme l’aéroport de Bangboka à Kisangani, le stade des Martyrs à Kinshasa, les barrages d’Inga I et II et bien d’autres, mais ce développement n’a pas été à la hauteur du développement démographique du pays et des attentes de la population. Autre aspect positif, et non des moindres, le Congo est resté un pays uni malgré les guerres civiles, les tentatives de sécession et les nombreux envahisseurs qui ont dévasté son territoire. Il aurait pu éclater en une multitude de petits états basés sur des considérations ethniques, mais il faut mettre à l’actif des présidents qui se sont succédé à sa tête le maintien de l’unité nationale. Dans d’autres régions d’Afrique, comme en ex-AOF, la Fédération du Mali, chère à Senghor, n’a même pas tenu cinq mois.
Il a cependant manqué au Congo un homme visionnaire comme Habib Bourguiba en Tunisie, Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire ou Nelson Mandela en Afrique du Sud. Ou une succession d’hommes sages, comme Senghor, Diouf et Wade, au Sénégal, qui surent assurer, malgré leurs conceptions politiques différentes, la paix et la démocratie, sans céder au vertige de la dictature même si l’économie n’a pas suivi. À l’indépendance, à laquelle la Belgique n’avait pas eu le temps de préparer les élites congolaises, on a sorti d’un chapeau pour diriger le pays un employé des Postes exalté ou un ex-sergent comptable promu au rang de général. Il n’y avait, le 30 juin 1960, qu’une poignée d’universitaires, alors qu’un Léopold Sédar Senghor était agrégé de grammaire puis professeur en France trente ans plus tôt, qu’un Houphouët-Boigny était diplômé de l’École de médecine de Dakar en 1925. Et que ces deux brillants présidents avaient siégé à l’Assemblée nationale française comme députés dès 1946 puis avaient été ministres du général de Gaulle en 1958. Mais n’oublions pas qu’il y avait au 30 juin 1960, dans les universités de Léopoldville et d'Elisabethville, plusieurs centaines d’étudiants en cours de formation selon les critères européens, dans une mixité totale entre noirs et blancs, soit un nombre plus important que dans n’importe quel pays d’Afrique centrale. Malheureusement, les futurs cadres, administrateurs territoriaux ou médecins congolais n’étaient pas prêts à prendre les rênes du pouvoir. Les Belges laissèrent un vide quasi total dans l’administration après l’indépendance.
Aujourd'hui, les radios et les télévisons ressortent le fameux « Indépendance Tcha Tcha » de Joseph Kabassele qui était devenu un hymne à la liberté de tous les pays d’Afrique. Mais depuis, on a l’impression que les Congolais se sont contenté de chanter alors que nombre d’entre eux sont des hommes et des femmes courageux et intelligents, les plus intelligents fuyant un régime corrompu et prévaricateur qui tue toute initiative privée. En aparté, plusieurs amis et collègues se demandent s’il y a vraiment matière à faire la fête. Ils refusent d’acheter les pagnes du Cinquantenaire, vendus à plus de 20 dollars pièce et fabriqués en Chine, alors que les salaires du mois de mai – 30 dollars pour un enseignant — viennent à peine d’être payés aux fonctionnaires. Les plus vieux se rappellent qu’avant l’indépendance la vie était plus facile, que la paix régnait, que les salaires étaient corrects, que tout le monde mangeait à sa faim, car les colonisateurs étaient dévoués et intègres même si certains étaient paternalistes et ségrégationnistes, voire franchement racistes. Combien de fois n’ai-je pas entendu de la bouche d’intellectuels congolais que l’indépendance leur avait été attribuée trop tôt et qu’il eut fallu appliquer le plan du professeur Van Bilsen qui prévoyait l’indépendance pour 1985 et non en 1960 ? Comme l’a écrit Roger Depoorter, dernier Premier bourgmestre de Stanleyville dans 'Stanleyville. Où le Lulalaba devenait Congo' : « Ainsi en ont décidé les responsables politiques de la métropole. La mort dans l’âme, la plupart d’entre nous savent que cette indépendance inéluctable, accordée précipitamment à un peuple immature, vient trop tôt et ne peut que conduire à la catastrophe, au chaos ».
Cinquante années plus tard, après la succession d’événements tragiques que l’on connaît, seuls les évêques catholiques réunis au sein de la conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO) haussent le ton en prenant position officiellement contre « l’institutionnalisation d’un système de pillage des richesses naturelles, financières et matérielles du pays ». Face à l’économie de prédation encouragée par les hommes politiques et les responsables administratifs, ils demandent un renforcement de la formation professionnelle de la jeunesse ainsi que la régulation de l’ordre économique et social par le renforcement des activités du Conseil économique et social. Pour Mgr Nicolas Djomo, le rêve des pères de l’indépendance a été brisé faute d’hommes politiques capables de répondre à leurs obligations. Il a ajouté que « Pour les cinquante ans à venir, les évêques recommandent de former un nouvel homme, avec un nouvel esprit, une nouvelle mentalité, qui place les Congolais au centre des préoccupations ; et non pas des dirigeants qui se tournent davantage vers leurs intérêts privés » et il n’hésite pas à déclarer que « le pays a plutôt reculé qu’avancé ».
Les autres hommes et femmes de la société civile, eux, se taisent de peur d’être embastillés ou tués comme ce fut le cas récemment du courageux Floribert Chebeya, président de l’ONG 'La voix des sans-voix', qui a été retrouvé « assassiné » dans sa voiture après un interrogatoire à l’inspection générale de la police. L’opposition la plus virulente se retrouve sur le net où elle s’exprime depuis Bruxelles ou Londres. Les droits de l’homme ne font assurément pas partie des cinq chantiers de la politique gouvernementale.
À Kisangani, la ville grouille d’activités depuis le début du mois de juin : les ouvriers travaillent de jour comme de nuit, même le dimanche. On rebouche à la hâte les trous dans les rues, les commerçants repeignent leurs boutiques, les avenues sont nettoyées et les bordures peintes, un monument est édifié en dernière minute, à la place du Canon – ou trônait avant l’indépendance un canon vestige de la campagne de l’Est africain —, un mur est construit autour du cimetière qui borde la route de Simi-Simi... Toutes ces activités fébriles et cosmétiques donnent l’illusion que le gouvernement provincial fait quelque chose, mais le ciment ne sera pas sec. On a l’impression que le Congo est comme une maison qu’une femme n’entretiendrait que lorsque la belle-mère annonce sa visite. La fontaine qui a remplacé le canon sur la place éponyme est loin d’être opérationnelle et ne sera inaugurée que dans une ou deux semaines. Les militaires et les policiers s’entraînent à défiler devant la tribune officielle installée au pied du bâtiment de la poste tandis que l’intersyndicale de la Fonction publique a lancé un appel au boycott du défilé parce que les fonctionnaires ne sont pas payés.
Les préparatifs ont été lancés dans toutes les villes du pays tandis qu’à Kinshasa plusieurs monuments viennent d’être inaugurés par le président Kabila : une fontaine a remplacé le marché dit « des voleurs » devant la gare et un monument a été érigé en face du ministère des Affaires étrangères. À Lubumbashi, des jeux de lumière ont été installés dans plusieurs avenues et un monument édifié devant la Poste. Partout, les bâtiments officiels sont repeints pour le plus grand bénéfice des marchands de peinture. Beaucoup de frime alors que le peuple ne peut s’appuyer que sur le fameux « article 15 », à savoir la débrouille, pour assurer son quotidien.
Le 30 juin, en fin de matinée, par une chaude et lumineuse journée tropicale, je me suis aventuré prudemment sur l’avenue où avait lieu le défilé de toutes les forces vives de la province. L’ambiance était bon enfant et les policiers essayaient de faire respecter l’ordre de préséance dans les dizaines de délégations qui devaient passer devant les autorités provinciales. Après les militaires et les policiers, tous les secteurs des activités administratives et professionnelles se sont succédé devant la tribune officielle tendue aux couleurs nationales. Même les rares engins de travaux publics et le seul camion de pompier du chef-lieu de la province Orientale avaient été réquisitionnés. J’avais l’impression qu’il y avait plus d’acteurs que de spectateurs et que nombre de Congolais allaient se réveiller demain avec une sacrée gueule de bois, ayant dépensé en festivités leurs maigres salaires mensuels.
À Kinshasa, la fête a été grandiose même si la population n’a pas eu les moyens de célébrer dignement l’événement. Le président Kabila, entouré de quelques chefs d’États africains, dont l’ennemi d’hier, le Rwandais Kagame, a présidé à un majestueux défilé militaire sur le boulevard Triomphal. Plus de 15 000 hommes des Forces armées auxquels on avait distribué de nouveaux uniformes étaient suivis par un impressionnant déploiement logistique : chars, blindés, orgues de Staline… Pour des raisons de sécurité, la population civile n’a pas vraiment participé à la fête et elle a été rejetée au-delà du périmètre de sécurité. Quelques badauds excités, mal vêtus et apparemment drogués ont néanmoins réussi à franchir les barrières et à remonter le défilé en brandissant des drapeaux jusque sous le nez des hôtes de marque. Le roi des Belges Albert II, la reine Paola et le Premier ministre démissionnaire Yves Leterme, représentaient l’ancienne puissance coloniale, ce qui tend à prouver que les relations entre la République démocratique du Congo et la Belgique sont normalisées.
Le défilé à Kisangani.
Sur l’ensemble du territoire, la fête s’est déroulée dans le calme et partout les gouverneurs de province ont organisé des défilés des forces vives de la nation. Il n’y a qu’à Matadi, dans le Bas-Congo, que des incidents ont éclaté car les prisonniers du vieux camp délabré Molayi se sont soulevés. Ils espéraient bénéficier d’une grâce présidentielle et nombre d’entre eux ont réussi à échapper à la vigilance de leurs gardiens. Comme toujours la police n’a pas fait dans la dentelle et de très nombreux détenus ont été abattus.
J’espère de tout cœur que le Congo se redressera dans les prochaines années et que sa pauvre population finira par se trouver – permettez-moi de rêver – son Nelson Mandela ou son Houphouët-Boigny. Cet homme providentiel méritera à n’en point douter le Prix Nobel de la paix, car rares sont les signes tangibles de reconstruction malgré les ambitions affichées. Et surtout, je souhaite, qu’au cours des commémorations des prochaines décennies, la carte du pays ne soit plus située dans le zéro du logo imprimé sur les pagnes par une malencontreuse erreur de son créateur Fao Kitsa, graphiste publicitaire. Ou était-ce une facétie qui a échappé à la sagacité des politiques ?
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