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En 1898, Charles Buls, bourgmestre de Bruxelles, en visite dans ce qui n’était encore que l’État indépendant du Congo, invité pour l’inauguration de la première ligne de chemin de fer Matadi-Léopoldville, remonta le fleuve Congo jusqu’à Stanleyville (l’actuelle Kisangani) en 26 jours de navigation. De retour en Belgique, il écrivit de façon prémonitoire dans 'Croquis Congolais' : « Les ingénieurs du XXe siècle utiliseront certainement les millions de chevaux-vapeur que peuvent fournir les chutes d’eau ; leur puissance, transformée en électricité, fera marcher les trains et les bateaux, éclairera les stations, sera la force motrice des usines qui s’établiront sur les rives du fleuve ».
Pourtant, il n’avait certainement visité que la chute de la Tshopo et les cataractes situées en amont de Stanleyville. Il n’avait pas parcouru l’immense bassin du Congo qui n’est pas seulement un « scandale géologique », comme on a trop souvent l’habitude de l’écrire, mais aussi un « scandale hydroélectrique », le huitième du potentiel mondial. Toutes les provinces de ce vaste pays sont traversées de rivières qui se prêtent à la construction de barrages et de centrales hydroélectriques comme le montre très clairement la carte ci-dessous.
Actuellement, seuls une dizaine de sites sont équipés et fonctionnent vaille que vaille sur les quarante ou cinquante qui permettraient à la RDC de sortir de l’obscurité. Le gouvernement se focalise sur Inga, à l’extrémité ouest de la République, qui offre les plus grandes possibilités mondiales d’exportation d’énergie électrique. Mais il ne faut pas négliger les autres provinces de cet immense pays qui croupissent toujours dans le noir. De plus placer tous ses œufs dans un même panier est dangereux, car il suffit d’un fou ou d’un envahisseur – comme ce fut le cas en octobre 1998 avec les militaires rwandais — pour plonger toutes les régions dans la nuit. Les nombreuses centrales hydroélectriques devraient être interconnectées entre elles pour garantir une couverture globale du Congo et mettre le consommateur à l’abri d’une panne technique, mais aussi autoriser la coupure régulière d’une centrale pour des besoins de maintenance sans altérer la qualité de service. À Kisangani, par exemple, où l’unique centrale de la Tshopo alimente la ville, toute coupure générale des deux turbines en fonctionnement actuel plonge la ville dans l’obscurité. En Europe, personne ne sait d’où vient l’électricité qui assure en permanence cette énergie vitale à la vie quotidienne, ni de quelle centrale voire de quel pays.
Avec son hydrographie, la Province Orientale dispose d’énormes potentialités. Seules quatre centrales fonctionnent actuellement : Tshopo à Kisangani, Budana et Solenyama 1 et 2 dans le district de l’Ituri. D’autres sites comme Napoko, Lobilo, Tshopo 2, Wanie Rukula ou Wagenia ont déjà été identifiés et ont fait l’objet d’études de faisabilité approfondies, il y a plus de trente ans par les bureaux d’études français SOGREAH, belge TRACTIONEL et italien SICAI.
J’ai voulu mettre à profit le pont – que dis-je, le viaduc – entre le jeudi de l’Ascension et le lundi de Pentecôte, doublement férié, car célébrant l’entrée de Joseph-Désiré Kabila en 1997 à Kinshasa, pour entraîner mon équipe dans la visite d’une localité proche de Kisangani, Wanie Rukula et de la rivière Maiko, à 64 km de Kisangani. Il s’agissait d’une excursion de 'team building' prônée par nos éminents responsables des Ressources humaines, mais je ne savais pas où je m’aventurais…
Le site de Wanie Rukula sur le fleuve Congo serait idéal, même après la construction de la deuxième centrale de la Tshopo, prévue par les Coréens, pour alimenter la future Cimenterie de la province Orientale, CIPOR, toute proche. Cette cimenterie est un projet porteur d’espoir pour la reconstruction de la province, car actuellement, le ciment provient de deux usines situées à plus de 2 000 km dans le Bas-Congo, la Cimenterie de la Lukala et la Cimenterie nationale ou des pays voisins. Malheureusement, comme trop souvent en RDC, aucune étude sérieuse de faisabilité n’a été réalisée au préalable et le gouvernement s’en tient à des effets d’annonces pour endormir la population. À quoi cela a-t-il servi que le président Kabila lui-même soit venu poser la première pierre de l’usine le samedi 30 juin 2007, à l’occasion des festivités marquant les 47 années d’indépendance du pays ? Trois ans plus tard, mille six cents tonnes de matériel, arrivées à Kinshasa en janvier 2008, commencent à pourrir dans les entrepôts de l’ONATRA. Il faudra aussi que les autorités locales s’impliquent dans le projet pour renforcer le pont Luboya et les moyens de manutention du port fluvial de Kisangani pour décharger des équipements. Certaines pièces, comme les fours et les broyeurs, pèsent 35 tonnes. La seule des trois grues de Kisangani, fonctionnant encore et datant de l’époque coloniale, ne peut guère soulever plus de 10 tonnes.
Une cimenterie est grande consommatrice d’électricité et nécessiterait plus de la moitié de la production de la Tshopo au détriment de la population de la ville. Elle pourrait produire 400 tonnes de ciment Portland par jour, soit 120 000 tonnes par an, sur un site exploitable pendant cinquante ans, car les réserves de calcaire sont estimées à 10 millions de tonnes et celles d’argile à 5 millions. Le financement est assuré par la coopération indienne à hauteur de 13 millions de dollars, mais il manque encore 15 millions pour boucler le budget. L’usine sera construite par l’entreprise indienne Jaguar Overseas Ltd et devrait être opérationnelle après vingt mois de travaux. Un autre plan de construction de cimenterie d’un coût de 120 millions de dollars, au Kasaï-Oriental, moisit toujours dans les tiroirs alors que la production nationale ne dépasse pas 800 000 tonnes par an pour des besoins évalués à 2 millions. Toute la partie Est de la RDC est approvisionnée par le Rwanda, le Burundi, l’Ouganda, le Kenya ou la Tanzanie. D’autres projets industriels existent dans la Province Orientale comme une usine qui transformerait grâce à l’électricité la cassitérite en étain, métal essentiel pour la soudure des circuits électroniques.
La nuit n’avait pas été très clémente et des trompes d’eau s’étaient abattues sur la région, en retard de 24 heures sur les prévisions météorologiques de Radio Okapi. Qu’y faire, nous sommes dans la région la plus humide du pays où la courbe de pluviométrie est presque rectiligne de janvier à décembre ? Heureusement, la route goudronnée construite dans les années 70 par une entreprise française est encore en bon état. Les quelques passages défoncés ont été renforcés récemment par une épaisse couche de latérite déposée par la société BEGO de l’entrepreneur Jean-Marie Berguesio plus connu comme propriétaire du meilleur hôtel de Kisangani « Les Chalets ».
La route de Lutulu longe la rive droite, en direction du sud vers l’équateur et Bukavu au Sud-Kivu, jusqu’à une presqu’île qui domine le fleuve et le village de Wanie Rukula. Du haut de cet éperon rocheux de quartz, on a une vue superbe sur les rapides depuis l’ancienne résidence en ruine de l’administrateur colonial qu’on atteint en empruntant un chemin escarpé qui serpente dans les immenses herbes. Un nouveau marché a été construit par le PNUD pour remplacer l’ancien détruit par les luttes acharnées qui ont opposé troupes rwandaises et ougandaises en ce point stratégique. Des traces de ces luttes sont encore visibles, car les tranchées et les trous dans lesquels se cachaient les belligérants subsistent le long du sentier.
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Arrivé en bas de l’escarpement, notre accompagnateur nous montra l’endroit où des chercheurs de diamant sud-africains étaient venus récemment en prospection. Mais c’est là également que les ingénieurs belges et français avaient prévu dans une étude datant de 1976, que mon collègue Denis a retrouvée dans les archives de la SNEL, d’ériger un barrage sur le cours du fleuve. L’usine hydroélectrique aurait dû être équipée de huit groupes de 86 MW, soit au total plus de 650 MW – à comparer avec la puissance de 20 MW de la centrale de la Tshopo après réhabilitation. Le montant des travaux était estimé à l’époque à 389 millions de dollars. Une écluse construite sur la rive gauche aurait permis aux bateaux de poursuivre leur route vers Kindu à la condition qu’un autre barrage soit également construit en aval, à hauteur de Kisangani, doublant la puissance électrique disponible. Les bateaux auraient ainsi pu, sans entrave, naviguer de Kinshasa à Kindu, soit plus de 2 000 km, en passant sur les cataractes noyées par les retenues des barrages. Les estimations faites par Tractionel en 1972 chiffraient à 92 milliards de kWh par an le potentiel de toutes les ressources hydroélectriques du nord-est de la RDC, plus que toutes les centrales belges actuelles.
Plan de la centrale de Wanie Rukula d’après SOGREAH
Quelques kilomètres plus loin, nous abandonnons notre voiture, à hauteur d’un campement situé en bordure de route. Après les salutations d’usage au chef du village, deux villageois acceptent de nous conduire vers les chutes sur la rivière Maiko qui sont, d’après leurs dires, à proximité. Nous nous enfonçons dans la forêt primaire par un étroit sentier détrempé qui serpente entre les arbres et les broussailles. À chaque pas, nous devons faire attention où nous mettons nos pieds pour ne pas glisser dans la boue ou ne pas trébucher sur une racine. Les branches d’arbres et la végétation luxuriante nous fouettent les bras et le visage, nous écorchant parfois jusqu’au sang. Seuls les cris des oiseaux percent le silence qui nous entoure.
Très vite, ma chemise est trempée, à la fois par la transpiration et par l’humidité des feuilles. Mes chaussures sont couvertes de boue de même que mon pantalon, car, à plusieurs reprises, lorsque le terrain est en pente, je ne peux m’empêcher de me trouver sur mes fesses. Des petits torrents entravent notre progression et nous devons jouer à l’équilibriste sur des troncs d’arbres ou des pierres pour les traverser. Un faux pas et me voilà avec un pied enfoncé dans la vase jusqu’au mollet, ma chaussure emprisonnée par la gadoue. Après une heure de marche harassante, nous atteignons enfin la rivière où se situent les premières chutes. Après quelques minutes de repos et la promesse que la deuxième chute, la plus importante, se trouve à proximité, nous reprenons notre cheminement dans la végétation en prenant soin de ne pas marcher sur des colonnes de grosses fourmis noires qui risquent de grimper sur nos jambes. Mais la notion de distance est aussi relative que celle du temps pour les indigènes, et il nous faut une nouvelle heure pour accéder à la deuxième chute dont le débit permettrait également de faire tourner une turbine.
La rivière Maiko.
Le retour sera moins pénible que l’aller, car nous avons appris à éviter les pièges de la nature, mais nos jambes commencent vraiment à donner des signes de fatigue. C’est avec un plaisir non dissimulé que nous nous effondrons sur les sièges en bambou offerts par le chef du village. Nous nous jetons sur les épis de maïs grillé et sur les boissons achetées d’urgence à la « buvette » du coin pour étancher notre soif. Il est déjà quinze heures et nous sommes épuisés. Un peu plus loin, nous avons quand même le courage de nous arrêter en bordure du fleuve pour faire l’acquisition de gros poissons, des nsela et des ngolo, fraîchement pêchés qui garniront nos repas de la prochaine semaine.
Arrivé à la maison, je me suis précipité dans un bain chaud – pour une fois que l’eau et l’électricité fonctionnaient ! – pour détendre mes muscles éreintés et m’allonger sur mon lit. Pendant deux jours, mes mollets et mes cuisses douloureux me rappelleront les efforts physiques consentis durant cette journée d’exploration tropicale. Comme le dit avec humour Marc, mon excellent logisticien, « la prochaine séance de sport est reportée au mois prochain ! » Eh oui, les chemins de la brousse africaine ne sont pas comparables aux chemins bien balisés de la forêt de Soignes.
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