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Les Pygmées sont très certainement les premiers "homos sapiens sapiens" à avoir occupé l’Afrique centrale du Cameroun au Kenya en passant par les deux Congo. D’où viennent-ils ? Nul ne le sait. Peut-être sont-ils les descendants directs de la première femme de l’humanité, la fameuse Lucy, cette Eve noire découverte dans la Rift Valley par l’anthropologue français Yves Coppens ? Ils peuplaient depuis le paléolithique tout l’espace forestier de la cuvette du Congo avant d’être repoussés au fond de celle-ci par des tribus bantoues venues du nord-ouest, des rives occidentales du lac Tchad, dans l’actuel Nigeria et du nord du Cameroun, vraisemblablement à cause de la désertification du Sahara. Pourtant, des chercheurs du musée de l’Homme et du CNRS ont prouvé, grâce à l’étude de l’ADN mitochondrial, que les Bantous et les Pygmées ont les mêmes ancêtres. La différentiation entre les deux groupes aurait eu lieu il y a environ 60 000 ans. Comme les Pygmées vivaient dans la forêt et étaient isolés géographiquement, ils seraient restés plus petits, car leur petite taille leur donnait un avantage environnemental dans un climat chaud et humide, leurs corps dégageant moins de chaleur.
On peut dater l’exode des Bantous de la fin du 2ème millénaire ou du début du 1er millénaire avant notre ère comme en témoignent toutes les traditions orales des nombreuses ethnies plus récentes, les Kongo, Luba, Lunda et autres Nandé. C’est le plus grand mouvement de population qu’ait connu l’Afrique qui vit ces « Protobantous » émigrer dans le bassin du Congo puis vers la Tanzanie et vers le sud. Les Bantous s’imposèrent aux populations locales grâce à la hiérarchisation de leurs sociétés, à la connaissance de l’agriculture et de la métallurgie. Leur dénomination a été inventée au milieu du 19e siècle par le linguiste W.C. Bleck qui s’est basé sur le terme "ba-ntu" (pluriel de "mu-ntu") qui signifie êtres humains. Ils se développèrent et envahirent tout l’espace repoussant les Kouchites, peuples préexistants de langue khoisan, vers l’Afrique australe. Ce n’est qu’au 19e siècle que cette migration se termina avec l’arrivée des Zoulous en Afrique du Sud où vivaient les Khoisans.
En République démocratique du Congo, d’autres migrations, soudanaise et nilotique, vinrent par la suite augmenter le patrimoine démographique. Mais les ethnologues sont certains que les ancêtres des Pygmées actuels occupaient la totalité du pays depuis l’âge de la pierre. Ils n’étaient pas confinés comme de nos jours à quelques régions, dans l’Ituri, le Maniema, le lac Mai-Ndombe, l’Équateur ou le Katanga.
Le contact des "Grands Noirs" avec les Pygmées a été assez agressif. Encore de nos jours, les Pygmées sont considérés avec mépris voire condescendance. Certains parents menacent leurs enfants turbulents de ne pas grandir et de devenir des Pygmées ! Lors des guerres qui ont dévasté récemment le nord et l’est du pays, de nombreux cas de cannibalisme à l’encontre de ces populations ont été signalés. L’Observatoire congolais des droits de l’homme cite de multiples cas de violences sexuelles commis à l’encontre de femmes pygmées, car une croyance répandue dans plusieurs régions d’Afrique centrale prétend qu’avoir des relations sexuelles avec une Pygmée peut soigner du SIDA !
Les Pygmées sont connus depuis la plus haute Antiquité et leur nom français dérive du grec «pugmaios» qui signifie « haut d’une coudée ». Hérodote et Aristote les mentionnaient comme habitants de la région marécageuse d’où est issu le Nil. Les Égyptiens les connaissaient évidemment et l’un d’eux est représenté sur un monument de l’Ancien Empire. Ils savaient très bien faire la différence entre un nain, atteint d’une malformation génétique, et un Pygmée qui est un être humain de petite taille. Ils étaient désignés sous le nom d’Aka, nom que porte encore une tribu dans le nord du Congo-Brazzaville. Ils n’étaient pas, à l’époque, dévalorisés, mais au contraire considérés comme des êtres surnaturels et sacrés. Ils ont occupé à côté des pharaons le rôle d’intercesseurs auprès des puissances cosmiques en éloignant les génies maléfiques qui affaiblissaient le souverain.
À l’origine, les Pygmées devaient être nomades, mais la pression des « envahisseurs nordiques » les a confinés dans les forêts les plus denses de l’Afrique centrale. Leur taille moyenne est de 1,40 m et leur poids de 45 kg bien que nombre d’entre eux soient métissés au contact avec les Bantous. Les individus de race pure ne dépasseraient plus 100 000 individus, mais aucun recensement précis n’est possible, car ils se déplacent sans cesse à la recherche de gibier au cœur de la forêt profonde. Ils vivent sous des huttes dont l’armature est formée de perches flexibles et dont la couverture est faite de feuilles. Ils sont peu vêtus, à peine un morceau d’écorce passé entre les jambes, et les missionnaires ont eu beaucoup de difficultés pour les habiller « décemment ». Ils vivent presque exclusivement de chasse et osent même s’attaquer aux éléphants avec des lances en bois, des arcs et des flèches souvent empoisonnées.
Les Pygmées ne pratiquent ni culture ni élevage et ne vivent que des ressources de la nature comme devaient certainement le faire nos lointains ancêtres, il y a des millénaires. Ils forment plusieurs groupes ethniques assez différents sur le plan de la morphologie, de la langue et de la culture. Mais tous vivent en parfaite symbiose avec la forêt qui est à la fois source de vie et inspiratrice de leur mythologie. Elle est leur présent et leur futur, car après la mort, les esprits des hommes vont rejoindre les mânes des ancêtres qui peuplent les arbres, les plantes, les animaux. Ils pratiquent des rites d’initiation qui leur permettent d’acquérir les forces de ces ancêtres qui les guideront dans leur vie courante. Ils s’imprègneront à cette occasion de l’âme de la forêt protectrice dans laquelle ils se réincarneront après la mort. Ils ont une force vitale, "Megbé", que le fils aîné recueille dans le dernier souffle de son père lorsqu’elle sort par la bouche ouverte. Chacune de leur action, ou de leur malheur, est dicté par la forêt, source d’équilibre.
Les Pygmées sont véritablement les précurseurs des écologistes par la vision holistique qu’ils ont de la nature. Il semble qu’ils aient servi de guide et d’initiateurs aux migrants, il y a plusieurs siècles, en leur inculquant cette philosophie qui est à la base de la mythologie des peuples bantous. Ils possèdent aussi une connaissance approfondie de la pharmacopée traditionnelle basée sur une expérience séculaire de la botanique et de la zoologie qui devrait être mise à profit par la science moderne. Depuis des milliers d’années, les guérisseurs, mais aussi les chercheurs de « denrées rares » comme l’ivoire ou le bois se sont tournés vers eux pour recueillir des informations incomparables !
Dans la province Orientale, où j’ai posé mes valises depuis le début de l’année, c’est la forêt de l’Ituri qui s’étend jusqu’à l’Ouganda et au Soudan qui sert de refuge aux groupes de chasseurs itinérants pygmées Mbuti et Efé. Mais l’ouverture de la route transafricaine qui mène de Kisangani à Bunia puis vers l’Ouganda voisin dans les années 1930 a brisé leur isolement. Des populations provenant de zones à forte densité démographique, comme le Kivu, en quête de terres cultivables et la guerre civile qui a ensanglanté la région à la fin des années 1990 ont repoussé les habitants originels au fond de la forêt primaire menaçant l’équilibre écologique de celle-ci. Les nouveaux occupants pratiquent l’agriculture sur brûlis, chassent sans vergogne les animaux pour vendre la viande de brousse, abattent les arbres pour exporter le bois ou creusent le sol à la recherche de l’or ou du diamant. Des arbres riches en écorces et en fruits disparaissent, le gibier se réfugie plus profondément dans la forêt, les rivières sont polluées par les engins d’abattage au détriment des Pygmées.
Je ne pouvais donc pas séjourner dans l’est du pays sans aller à la rencontre de ce peuple qui représente vraisemblablement les derniers descendants de nos ancêtres. Cette visite constitua pour moi une véritable aventure extraordinaire, car les Pygmées ne vivent pas à proximité des villes, mais au plus profond de la forêt équatoriale. Ayant quitté Epulu, nous nous sommes dirigés vers Mambasa, carrefour entre les routes d’Isiro au nord, Beni au sud et Bunia à l’est (voir carte de l’épisode précédent) pour refaire le plein de carburant et acheter de la nourriture. La piste jusqu’à Mambasa est splendide, mais très sinueuse et dangereuse, serpentant entre les hautes murailles de la forêt vallonnée de l’Ituri. Des arbres majestueux de 30 voire 40 mètres encadrent la route, mais à tout moment, nous étions à la merci, au détour d’un virage, d’un camion arrivant en sens inverse.
À Mambasa, après avoir salué le père Silvano de la congrégation du Sacré-Cœur, nous nous sommes engagés vers le nord sur la piste étroite qui mène à Isiro en longeant la limite orientale de la Réserve de faune à okapi. Mon ami Patrick et son épouse voulaient aller remercier le groupe de Pygmées qui les avait si gentiment accueillis lorsqu’ils étaient tombés en panne, l’année dernière alors qu’ils escortaient une équipe de prospecteurs miniers. Il nous fallut presque trois heures pour parcourir soixante kilomètres tellement la piste était défoncée et atteindre le village de Nduye situé sur la rivière éponyme.
Les traces laissées dans la latérite humide nous prouvaient que cette route n’était plus empruntée que de temps à autre par des camions qui mettent plusieurs jours à rejoindre Isiro, le chef-lieu du Haut-Uele. Les seuls véhicules rencontrés étaient des vélos surchargés de bidons transportant du pétrole destiné aux lampes des quelques villages qui bordent la piste. Ces courageux « tolekistes » partent pendant des semaines entières, poussant deux cents kilos sur leurs deux roues chinois pour gagner quelques euros.
À Nduye, à l’entrée du village, les missionnaires catholiques ont construit une mission, une école et une église accrochées à la colline escarpée qui délimite la Réserve. Comme souvent au Congo, les religieux se sont installés au plus bel endroit de la localité : il domine la vallée et on aperçoit au loin les contreforts des monts Bleus. L’école qui dispensait des formations de menuiserie et de technique automobile a été complètement pillée par les différentes milices qui se sont affrontées dans la région. Seuls subsistent quelques bancs en bois dans des salles de classe vides en cette période de vacances scolaires. Le presbytère n’est occupé que lors des rares passages du père Silvano qui n’a plus le courage de venir jusqu’ici. Blandine et moi nous nous sommes installés dans la chambre du curé après avoir récupéré un matelas dans la cellule voisine, car les lits n’y sont évidemment pas conçus pour deux personnes… Patrick et ses filles ont monté leurs tentes dans la cour gazonnée devant le bâtiment pendant que nos compagnes s’activaient avec l’épouse du catéchiste et une femme pygmée à préparer sur un feu de bois des morceaux d’antilope achetés dans le village, du "pundu" (à prononcer poundou) — feuilles de manioc pilées dans un mortier en bois — et des bananes plantains. Un vrai festin africain !
Après le dîner dans la salle à manger du presbytère, à la lumière d’une lampe alimentée par un petit groupe électrogène ravitaillé par notre réserve de carburant, nous nous sommes tous retirés dans nos « appartements », fourbus par une journée de route. Mais notre repos sera perturbé par le tonnerre et le bruit de la pluie sur notre toit en tôle. Je me demandais sans cesse comment nous allions retrouver la piste le lendemain matin après des heures de précipitations tropicales…
Réveillés à l’aube, force nous fut de constater que nous ne pourrions pas quitter la mission de bonne heure. Le ciel était couvert et la brume provoquée par la pluie nocturne tombée sur une terre chaude noyait le splendide spectacle de la veille dans un demi-jour maussade. Nous avons pris notre mal en patience, car nous savions qu’en Afrique le temps change rapidement. En effet, en fin de matinée le soleil tropical ayant dispersé le brouillard et asséché le sol, nous pouvions reprendre notre route vers le nord. Évidemment, les précipitations de la nuit n’avaient pas arrangé l’état de la piste dont les fondrières étaient remplies d’eau. Il nous faudra deux heures pour parcourir dix kilomètres. Nous y serions allés aussi vite à pied ! Car au-delà de Nduye la piste qui est pourtant considérée par la carte Michelin d’Afrique centrale comme une « piste améliorée » ressemble plus à un parcours de moto-cross défoncé qu’à une route nationale. À de nombreuses reprises, nous nous sommes plantés dans la boue malgré nos quatre roues motrices et la puissance de nos moteurs. À certains endroits, nous avons dû passer carrément dans la brousse après que nos vaillants accompagnateurs aient coupé les immenses herbes à éléphant à coups de machettes et que nos passagers soient passés à pieds.
La galère au nord de Nduye.
Après bien des efforts, nous sommes enfin arrivés au village recherché : quelques cases perdues au milieu de nulle part. En fait, il s’agissait plus d’un campement fait de huttes de branchages et de feuilles que d’un village sédentaire, les Pygmées étant essentiellement des chasseurs-cueilleurs nomades qui se déplacent fréquemment. Eux seuls ont l’autorisation de chasser dans les réserves naturelles, car pour eux la forêt est sacrée. Les Mbuti, groupe auquel appartiennent nos hôtes, sont des 'bamiki bandura', « enfants de la forêt » dont la valeur suprême est la 'ndura', ou le « caractère forestier ». La forêt est la source de leur existence et ils la respectent comme ils respectent les animaux qui l’habitent. Ils ne couperont des arbres ou ne tueront des animaux que pour subvenir à leurs stricts besoins.
Un bantou parmi les pygmées.
L’accueil fut des plus chaleureux, les enfants se précipitant à la rencontre de leurs visiteurs, étonnés de les voir s’intéresser à eux. Ce village étant à proximité d’une « route », les Pygmées commencent à porter des vêtements qu’ils ont troqués contre de la viande de brousse aux rares « tolékistes » passant devant leurs cases. Le village était essentiellement peuplé de femmes et d’enfants. Les hommes étaient partis à la recherche de gibier, antilopes ou porcs-épics, qu’ils attrapent grâce à des filets, des flèches ou des sagaies. Les femmes, elles, sont chargées de le la cueillette et de la pêche. Pourtant, elles jouent un rôle important dans la famille et ne sont nullement dévalorisées : elles s’occupent de l’éducation des enfants, de la cuisine et de la construction des cases chaque fois que la famille change de campement. Dans la société traditionnelle, la femme est porteuse de chance et pratique des rites secrets qui feront que les hommes rapporteront du gibier. Lors du mariage, c’est le plus souvent l’homme qui se déplace dans le campement de son épouse. Elles sont mises sur un pied d’égalité avec les hommes, les Pygmées valorisant l’individu en tant qu’individu et non en fonction de son sexe. Voila bien un endroit où on devrait envoyer les talibans et autres islamistes !
Les Mbuti fabriquent des tissus à base d’écorce pour les cérémonies rituelles, naissances, initiations, rites de passage, mariages, enterrements. Ce sont les hommes qui abattent les arbres désignés par les femmes dont ils vont retirer la partie interne de l’écorce. Ensuite, ils trempent cette fibre et la battent avec un maillet de bois pour l’assouplir avant de l’immerger dans de la boue ou de l’huile de palme pour lui donner une coloration rouge sombre ou noire. Le travail est terminé par les femmes qui les décorent au moyen de teintures extraites de différents fruits et racines. Les dessins géométriques représentent la perception qu’elles ont de leur monde, visible ou invisible, c’est-à-dire de la forêt : des feuilles, de l’enchevêtrement des lianes, des cris des insectes, des traces des fourmis, des taches des léopards, de la peau des crocodiles ou des serpents, des papillons. Les femmes pygmées se décorent aussi le visage de motifs tracés avec du charbon de bois mélangé au latex de l’hévéa.
Aujourd’hui, les Pygmées se trouvent à la croisée des chemins, entre la vie ancestrale et la vie moderne, et ils risquent de perdre leur identité et leurs repères. Mais il faut éviter de les transformer en Indiens parqués dans des réserves naturelles ou en esclaves modernes comme le montre Anne Remiche dans un documentaire émouvant tourné dans la province de l’Équateur. Les Pygmées vivant au jour le jour, ils ne font aucune provision, car la forêt leur fournit quotidiennement leur subsistance. Leur économie étant basée sur le troc, ils sont à la merci de leurs voisins bantous qui les emploient comme manœuvres agricoles, porteurs ou crépisseurs de cases, moyennant un sac de farine ou de manioc. Les Bantous ont tendance à les considérer comme des êtres « inférieurs » ou « impurs » et les rejettent de la vie politique nationale malgré les actions de certaines ONG de défense des droits de l’homme. Lors des élections législatives de 2006, une candidate pygmée, que j’eus le privilège de rencontrer à Kinshasa, a été purement et simplement ignorée. Elle m’a longuement expliqué les dangers encourus par son ethnie dans un pays où le vote est essentiellement tribal. De plus, par manque d’informations, les Pygmées ne s’intéressent pas à la vie politique et ne participent pas aux élections, aux évolutions sociales et économiques de leur pays. Pourtant, leur sauvegarde est primordiale, car leur savoir et leur sagesse peuvent nous guider dans la protection écologique de l’environnement.
Les hommes politiques de la RDC devraient impérativement les prendre en considération en évitant les erreurs du passé et les considérer comme des citoyens congolais à part entière. Certes en 1970, Mobutu déclara « Tous les Pygmées sont Zaïrois » et les fit expulser des forêts pour les sédentariser dans des villages, mais ils vécurent souvent de mendicité et tombèrent dans l’alcoolisme. Le futur Maréchal-Président alla même jusqu’à créer un régiment de Pygmées au sein de la prestigieuse Division d’infanterie de Kamanyola, division plus destinée à la parade qu’à la guerre. Ces Pygmées seront formés en 1974 par des officiers nord-coréens et affublés d’uniformes bien trop grands pour eux. Ils seront exhibés lors des défilés militaires. Mais mal formés et pacifiques – le mot « guerre » n’existe pas dans leur langue —, ils seront anéantis en mai 1978 au cours de la 2e guerre du Shaba, n’ayant que des flèches empoisonnées à opposer aux Kalachnikovs des Katangais. Et leurs familles seront expulsées sans ménagement des camps militaires…
L’avenir des Pygmées passe par la résolution de problèmes qui ont pour noms perte de leur identité, éducation, formation professionnelle, urbanisation, participation à la vie citoyenne. Or les Bantous ont encore trop souvent tendance à les infantiliser et à les asservir alors que ce sont des êtres humains à part entière. Leur introduction dans la société « moderne » commencera par l’enseignement qui, d’après moi, ne peut se faire dans un premier temps que dans des écoles spécialisées qui leur seraient réservées. En effet, les mélanger dès le plus jeune âge, alors qu’ils ne sont que des enfants sans défense, avec des enfants bantous – qui sont comme tous les jeunes enfants – très agressifs et moqueurs ne leur permettrait pas d’évoluer sainement. Ils devraient être mêlés progressivement, au fur et à mesure de leur formation primaire, avec quelques enfants bantous et surtout encadrés par des pédagogues de qualité. Ce n’est que vers 13 ou 14 ans, alors qu’ils auraient appris à se défendre, qu’ils pourraient être intégrés dans des classes entièrement mixtes.
Un processus d’intégration a déjà commencé et deux policiers pygmées viennent de terminer avec succès leur formation à Mambasa à la suite d’une campagne de sensibilisation menée par les autorités. Les deux lauréats sont conscients du rôle qu’ils ont à jouer dans la société et espèrent que d’autres Pygmées suivront leurs traces. L’un d’entre eux, Aleku Apiob, n’hésite pas à déclarer « J’ai choisi librement d’intégrer la police nationale congolaise. Nous sommes deux. Nous irons maintenant sensibiliser d’autres Pygmées à Nduye pour qu’ils intègrent également la police. » Trois autres Pygmées poursuivent actuellement leur formation à Nduye. Espérons que ce sera un premier pas pour l’intégration complète et définitive de cette composante de la nation congolaise dans la vie nationale. Mais le chemin sera difficile, car les rivalités ethniques sont encore très ardentes au Congo et les droits de l’homme, de tous les hommes, ne sont pas souvent pris en compte par la « classe politique » imbue de ses prérogatives. Le 9 août dernier, à l’occasion de la Journée internationale des peuples autochtones, les Pygmées du Sud-Kivu ont déposé un mémorandum à l’assemblée provinciale de Bukavu pour être représentés au sein des institutions provinciales et faire valoir leurs droits sur les terres ancestrales.
L'art des Pygmées.
Sur le chemin du retour, nous repasserons une nuit à Epulu, mais cette fois dans les cases de l’Institut congolais de la conservation de la nature gérées par Rosmarie Ruf, la responsable suisse du projet de conservation des okapis financé par la GIC. Elle vit à Epulu depuis 1979 où son mari s’était dépensé sans compter pour rétablir la station d’élevage des okapis. Malheureusement, il fut victime d’un accident de la circulation le 8 décembre 2002 lorsqu’un autobus a heurté son véhicule près de Beni, le tuant sur le coup. Depuis lors, elle poursuit l’œuvre de son mari. En janvier 2006, un avion d’Aviation sans frontières a effectué un survol complet de la réserve pour repérer les camps de mineurs illégaux qui y recherchent de l’or, du diamant ou du coltan. Les rangers de l’ICCN ont aussitôt chassé les intrus, mais la remise en état de la route transafricaine entre Kisangani et Beni – indispensable pour le développement de l’Ituri — est un défi pour le futur, car la réserve doit rester à l’abri des prédateurs tout en restant occupée par des Pygmées et des populations locales.
Le gîte de l’ICCN est bien plus agréable et mieux entretenu que la maison ou le presbytère poussiéreux où nous avions passé les nuits précédentes. Ces cases d’une propreté toute helvétique sont bâties en bordure des rapides et des cascades dans un cadre idyllique. La nuit fut agréablement fraîche et nous fûmes bercés par le bruissement des rapides. Le seul handicap est la prolifération de simulies, moucherons appelés « pipes » par la population locale, qui nous laisseront des traces douloureuses sur les chevilles ou les bras et qui mettront deux semaines à disparaître. Ces minuscules hématophages sont assez redoutables, car ils transmettent l’onchocercose, ou cécité des rivières, et peuvent dans certains cas provoquer des réactions allergiques allant jusqu’au choc anaphylactique.
Rosmarie nous apprit avec joie que la Réserve de faune à okapis venait d’échapper de justesse à son exclusion du patrimoine mondial de l’UNESCO lors de la 34e session ad hoc tenue au Brésil du 25 juillet au 3 août. En effet, des enquêtes avaient révélé que des éléphants y avaient été abattus et l’Administrateur délégué général de l’ICCN a dû convaincre les membres de l’organisation onusienne de conserver la réserve dans la liste des sites déclarés en péril. La RFO devra bénéficier, de même que quatre autres parcs nationaux congolais, d’une attention soutenue pour lutter contre le braconnage sous peine d’être retirée de la liste du patrimoine en péril. Quelques jours plus tard, les policiers de Wamba, à l’ouest de la réserve ont encore arrêté deux civils en possession d’une arme de guerre soupçonnés de braconnage. Mais le président de la société civile qui dénonce l’abattage illégal des éléphants souligne que les auteurs de ces actes inciviques ne sont généralement pas inquiétés. L’ICCN a du pain sur la planche.
Avant notre départ d’Epulu, le sous-officier de l’ICCN qui nous avait servi de guide, nous amena, en guise d’adieu, dans un autre campement de Pygmées, proche du village. Il nous fit aussi visiter la piste d’atterrissage, une vaste aire déboisée et gazonnée de 1 200 m de long, où des petits avions d’ASF ou de CETRACA peuvent atterrir.
Les Pygmées d'Epulu.
Lors du dernier jour de notre périple d’une semaine et de 1 200 km au cœur de la province Orientale, nous nous sommes arrêtés à plusieurs reprises pour acheter des régimes de bananes plantains, mais aussi de la viande de brousse, antilope ou singe. Après une journée de piste pour rejoindre Kisangani, nous nous réjouissions de retrouver notre maison avec son confort presque parfait et un bon bain chaud, quand, arrivés à 20 km de notre but, nous butâmes sur un dernier incident. Un camion surchargé de casiers de bières, dont les freins avaient lâché, s’était retourné dans le fossé en barrant le passage. Par chance, le chauffeur et les nombreux passagers clandestins avaient pu sauter à temps et étaient sains et saufs. Par contre, toute la Primus s’en était allée dans la rivière voisine pour le plus grand bonheur des poissons ! Nous nous voyions déjà passer la nuit dans nos voitures à quelques encablures de notre destination. Quand, miracle, la superbe grue sur pneus de 50 tonnes de la société Civicon, récemment venue de l’Ouganda, arriva à la rescousse. En quelques minutes, l’épave fut soulevée dans les airs et mise sur le côté de la route jonchée de débris de bouteille. Jusqu’au bout, notre semaine de tourisme au cœur du Congo aura été fertile en événements de tous genres !
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