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Lors de mes récents congés dans l’est du Congo, mon intention était de poursuivre mon périple jusqu’à Goma sur les rives du lac Kivu en passant par Beni et Lubero, en longeant le lac Édouard, avant de remonter vers Kisangani. Cela m’aurait permis de découvrir le mont Hoyo, ses magnifiques chutes et cascades, le fameux Escalier de Vénus, le majestueux massif du Ruwenzori avec ses impressionnants « Monts de la Lune » dont parlait déjà Ptolémée, le géographe grec, au IIe siècle de notre ère. Cette chaîne de montagnes, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, est dominée par des sommets de plus de 5 000 mètres qui sont recouverts de neige éternelle – fait unique sous l’équateur – et révèle une végétation insolite similaire à celle des climats polaires. J’avais déjà survolé cette splendide région du Nord-Kivu à la frontière de l’Ouganda et du Rwanda, il y a quelques années, lorsque je m’occupais des écoles techniques de Butembo et de Bunia. Malheureusement, la situation sécuritaire de cette zone frontalière est encore très aléatoire malgré les informations recueillies par téléphone auprès du général Mayala, commandant la 8e région militaire. Il prétend que ses troupes contrôlent le territoire, mais je me méfie autant des soldats des forces régulières des FARDC que des rebelles ougandais ou rwandais qui infestent toujours les collines. En effet, les militaires congolais, mal payés et mal encadrés, s’en prennent régulièrement à la population civile pour assurer leur survie au mépris des droits humains.
Situation du lac Kivu.
Le lac Kivu que j’avais traversé à quatre reprises pour me rendre de Goma à Bukavu en 2005 et 2006 est certainement un des sites les plus remarquables de cette immense République démocratique du Congo. D’après les géologues, il s’agit d’un lac de barrage qui s’est formé il y a environ 15 000 ans à la suite d’une éruption volcanique. Ce n’est donc pas, comme les autres lacs congolais, un lac tectonique. À l’origine, deux vallées se dirigeant vers le lac Édouard, au nord, ont été bloquées par la lave et se sont finalement déversées vers le sud dans le lac Tanganyika, privant le Nil de cet apport d’eau. Cela se voit aisément, car les rives à proximité de Goma sont plus escarpées et formées par les coulées de lave provenant de la chaîne des Virunga. Il s’étend sur 2 700 kilomètres carrés à 1 460 mètres d’altitude dans le Rift oriental, aussi appelé Rift Albertine, et a été découvert en 1894 par un Allemand, le comte Adolf von Götzen. Il est au milieu du rift qui compte aussi les lacs Albert, Édouard et Tanganyika et qui est en train de scinder lentement la plaque africaine en deux.
Lorsqu’on parcourt ce splendide lac, en longeant les collines du Rwanda, on ne se doute pas qu’on navigue au-dessus d’une gigantesque bombe à retardement. Pourtant depuis 1937, les colons belges qui occupaient les deux rives du lac, qui sert de frontière entre le Congo et le Rwanda, savaient qu’à 300 mètres sous la surface se trouvent des réserves considérables de méthane, CH4, emprisonnées sous la chape liquide. Le méthane associé à des quantités cinq fois plus importantes de dioxyde de carbone, CO2, dissous dans l’eau, empêche les poissons d’y proliférer. Deux autres lacs au monde présentent la même caractéristique : il s’agit des lacs Monum et Nyos au Cameroun. Le 2 août 1986, une explosion gazeuse de méthane a libéré des volumes extraordinaires de dioxyde de carbone qui ont asphyxié plus de 1 800 personnes et des milliers de bêtes dans la périphérie du lac Nyos. Le méthane, non-toxique pour l’homme, est un gaz explosif à une concentration de 15 %. Il risque un jour de provoquer une catastrophe dramatique vu la densité de population qui borde les rives du lac Kivu en faisant se répandre dans l’atmosphère d’énormes quantités de CO2. Il est donc impératif de désamorcer le détonateur d’une bombe qui tuerait des centaines de milliers de personnes dans cette région très peuplée.
Le lac Kivu à Goma.
En janvier 2002, on est passé à côté d’une tragédie lorsque le volcan Nyiragongo, qui domine Goma, cracha des millions de mètres cubes de lave qui ne se déversèrent heureusement pas dans les profondeurs du lac, se contentant de détruire un tiers de la ville. Le magma ne s’est pas écoulé par le sommet du volcan, mais par une faille tectonique qui l’a fait sortir à cinq kilomètres de la rive. S’il avait progressé plus avant sous terre, il aurait pu jaillir dans le lac entraînant une remontée des eaux chargées de gaz carbonique provoquant la mort des 400 000 habitants de Goma et de Gisenyi, ville rwandaise située de l’autre côté de la frontière. Le volcan étant toujours actif, on peut même craindre un jour un scénario cataclysmal si une éruption venant directement des profondeurs de la terre créait un nouveau volcan au fond du lac. La nappe de gaz pourrait atteindre Bukavu, couler vers le lac Tanganyika situé en contrebas et gagner Bujumbura, la capitale du Rwanda. Deux millions de personnes de cette région déjà tellement éprouvées par les luttes tribales entre Hutus et Tutsis vivent sous cette menace permanente.
D’après K. Tietze, la formation du méthane serait le résultat de deux mécanismes simultanés : d’une part, pour 30 %, de la fermentation des sédiments d’origine biogénique, d’autre part, pour 70 %, de la réduction du CO2 du magma volcanique par des bactéries. Le méthane est un gaz à effet de serre vingt fois plus dangereux que le CO2. Il est donc préférable de le faire brûler que de le laisser s’échapper tel quel dans l’atmosphère. On pourrait le mettre en bonbonnes et l’utiliser pour la cuisine évitant de la sorte que les riverains n’utilisent que le charbon de bois comme combustible. Il pourrait également entraîner une centrale électrique qui servirait d’appoint aux rares centrales hydroélectriques de la région. Un protocole d’accord a d’ailleurs été signé dans ce sens entre la RDC et le Rwanda le 28 mars 2007. Le gaz sera destiné à faire tourner une centrale électrique de plusieurs centaines de mégawatt pour le plus grand profit des populations de Goma et Bukavu qui dépendent aujourd’hui de la seule usine hydroélectrique vieillissante de la Ruzizi. Et éviter une catastrophe écologique sans précédent pour l’humanité.
Les réserves sont évaluées à 55 milliards de mètres cubes et des projets ont été développés depuis 1963, mais sans suite. Cette exploitation est pourtant bien inscrite dans le cadre des projets intégrateurs de la Communauté économique des pays des Grands Lacs qui est confrontée à des problèmes énergétiques. Du côté congolais, c’est le golfe de Kabuno qui a été retenu, au niveau du lac Vert, où la concentration de gaz méthane est la plus importante. Comme toujours, ce sont les Rwandais, plus dynamiques, qui sont partis les premiers. Au large de Gisenyi, une plate-forme pilote a été érigée par la société israélienne Ludan Energy Overseas pour alimenter des groupes de 5 MW. Le financement en a été assuré uniquement par le Rwanda, alors que la RDC devait également y participer et en tirer un profit immédiat, car la ville de Goma n’est plus alimentée que de façon aléatoire par la centrale hydroélectrique de la Ruzizi à Bukavu dont les turbines sont en panne. Pourtant fin 2009, la Banque mondiale avait débloqué trois millions de dollars pour ce projet, mais depuis les ministres congolais des Hydrocarbures et de l’Environnement se disputent la gestion du projet… ce dernier prétextant que le recours au méthane permettrait d’assurer la conservation des forêts.
Ces forêts sont d’une importance capitale, car elles stabilisent les collines qui entourent le lac. À Bukavu, les érosions ont déjà commencé leur travail de sape par suite de la destruction des arbres qui servent à la cuisson des aliments. Une immense école, l’Institut technique Fundi Maendeleo, est menacée, car la colline sur laquelle elle est construite a été envahie par des réfugiés qui ont détruit toute la végétation. Tout un flanc de la colline s’est effondré à quelques mètres des ateliers de mécanique et de menuiserie qui risquent d’être emportés. Les arbres jouent un rôle essentiel dans l’infiltration des abondantes eaux des pluies tropicales et leurs feuilles produisent par transpiration l’humidité de l’air. L’abattage anarchique des arbres entraîne la diminution du régime des pluies, augmente le ruissellement et accélère l’érosion des sols par des glissements de terrain ou des coulées de boue qui détruisent des zones urbaines ou des voies de circulation. Ce défrichement effréné est dû essentiellement aux difficultés sociales, à la pauvreté et à l’explosion démographique, mais aussi à l’indifférence des autorités politiques. Or ici on dispose à moindres frais d’une solution radicale : l’utilisation du gaz produit naturellement par le lac pour alimenter les foyers.
D’après les experts, les réserves du lac pourraient faire tourner une centrale électrique de 200 MW dont la production serait partagée entre le Congo et le Rwanda. Au Rwanda, seuls 7 % des habitants ont accès à l’électricité dont 1 % seulement en zone rurale qui concentre pourtant 90 % des 10 millions d’habitants du pays. Dans les deux pays, le bois constitue l’unique source d’énergie de la population rurale sans qu’il y ait une politique de reboisement.
Au Rwanda, la brasserie de Gisenyi a commencé à utiliser le méthane depuis de nombreuses années comme combustible pour ses chaudières et attend avec impatience le démarrage de la centrale électrique. Des investisseurs locaux et étrangers sont prêts à dépenser des millions de dollars pour mettre en valeur ces ressources. Une société américaine a négocié un contrat de 325 millions de dollars pour produire 100 mégawatt et exporter une partie de cette énergie vers les pays voisins. Pendant ce temps, les Congolais se querellent pour savoir qui va pouvoir profiter de cette manne !
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