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Début septembre, les soumissionnaires de l’appel d’offres pour la réhabilitation du réseau de distribution de l’électricité de la ville de Kisangani étaient conviés à une visite de terrain obligatoire. Cela devait permettre à tous les entrepreneurs intéressés, une dizaine, certains venus d’Europe, de se rendre compte sur place des contraintes du chef-lieu de la province Orientale. J’avais organisé la visite avec l’aide du directeur provincial de la Société nationale d’électricité, la SNEL, et de son chef de réseau. À la fin de la réunion préparatoire, mon interlocuteur m’informa qu’il allait prévenir le bourgmestre et demander à la police d’assurer notre sécurité durant les deux jours de la mission. Je lui manifestai mon scepticisme, car pour moi la ville de Kisangani était calme, mais je le laissai faire… Il connaissait évidemment la mauvaise image dont jouissait sa société dans les quartiers populeux. Lui-même ne se déplaçait plus que dans un véhicule banalisé dont il avait soigneusement enlevé le sigle distinctif de peur de se faire agresser par la population mécontente.
Nous voilà donc partis à bord de cinq ou six véhicules encadrés par deux pick-ups transportant des éléments de la police nationale casqués et armés. Dès le début de notre tournée d’inspection, les policiers s’avérèrent utiles. Arrivés dans le quartier Wagenia, sur la route de l’aéroport, nous fûmes accueillis par des jets de pierre de la part des jeunes et des désœuvrés qui habitaient à proximité du poste de transformation. Ils pensaient que la SNEL venait leur ravir le transformateur qui les alimentait de façon très intermittente. En effet, cette entreprise a la réputation d’enlever fréquemment les transformateurs des quartiers pauvres pour les déplacer dans les quartiers « stratégiques » où habitent les autorités locales. N’ayant aucun matériel de réserve pour remplacer les appareils défaillants, les agents de la SNEL ont pour habitude de « déshabiller Paul pour habiller Jacques ». Et Paul restera nu, ou plutôt dans l’obscurité, pendant de longs mois ! Est-il imaginable que la troisième ville du pays ne dispose pas d’au moins un ou deux transformateurs de secours, alors que les équipements existants sont vétustes et mal entretenus ? Les techniciens de la SNEL sont habitués de se faire « caillasser » lors de leurs interventions et doivent donc être accompagnés par les forces de l’ordre. Les habitants de certains secteurs ont même mis leur propre cadenas sur la porte d’accès aux installations appartenant à la SNEL et les électriciens n’y accèdent qu’avec l’autorisation de la population.
Les policiers protégeant notre arrivée, je m’en fus avec mon collègue Denis expliquer au chef de quartier et au président de l’association des jeunes le but de notre mission, la foule étant tenue à distance. Puis nos hôtes purent visiter la cabine abritant les équipements à réhabiliter pendant que je circulais parmi les riverains pour leur expliquer la raison de notre visite. La parole du « mundele » de service – tel Moïse – avait plus de poids et de crédibilité que celle des autorités locales. J’en profitai pour dire aux responsables de la société d’électricité que les futurs travaux devraient être bien expliqués aux utilisateurs et que je m’impliquerais personnellement en leur compagnie en temps utile. Des actions de communication et de sensibilisation s’imposeront pour que l’entreprise retenue puisse effectuer ses travaux en toute sérénité.
Quelques semaines plus tard, à la veille de mon départ en congé via Kinshasa, l’électricité disparut subitement dans notre quartier vers 10 heures du soir. Encore une des nombreuses coupures de courant qui sont le lot quasi quotidien des habitants de Kisangani. Heureusement, la nuit était relativement fraîche – 26 degrés, tout est relatif — et mon sommeil ne devait pas être perturbé par l’absence de climatisation. Il était trop tard pour alerter le service de garde de la SNEL d’autant plus qu’un bricolage maison nous permettait d’être alimentés par un second câble provenant d’un autre poste de transformation. Mais comme nous sommes en bout de ligne sur cette alimentation de secours, la tension est instable et seules quelques ampoules éclairaient timidement la maison.
Dès la première heure, je me rendis à la cabine proche de mon domicile avec mon collègue et voisin Denis pour constater qu’un des isolateurs du transformateur avait éclaté provoquant le déclenchement du disjoncteur de protection. Sur le chemin du bureau, nous nous arrêtâmes au service technique de la SNEL pour signaler l’incident. Le chef du réseau nous promit d’intervenir dans les meilleurs délais… mais le soir le quartier était toujours dans l’obscurité. Heureusement, la ligne de secours nous éclairait faiblement et le charbon de bois avait servi à préparer sur un brasero les repas de midi et du soir. Cette fois, la nuit fut plus chaude, mais par bonheur deux ventilateurs raccordés par des fils volants nous rafraîchirent un tant soit peu durant notre sommeil.
Nouvelle intervention auprès des responsables de la SNEL le lendemain matin. Il était prévu d’enlever le transformateur dans la matinée pour l’amener à l’atelier de réparation situé dans l’ancienne centrale thermique. Encore heureux que Denis et moi faisons partie du « club des amis de la SNEL » et que nous connaissons tous les agents d’exploitation. Le retard était dû au fait que la société de distribution ne possède aucun engin de manutention et doit louer un camion et un élévateur pour soulever le transformateur de 630 kVA qui pèse au moins une tonne. Le camion-grue dont j’avais rédigé le cahier des charges imposé par les règles des Marchés publics et qui arrivera dans les prochains mois sera vraiment le bienvenu.
Deux heures plus tard, alors que nous étions plongés dans notre travail au bureau, un appel téléphonique nous rappela la triste réputation de la SNEL : les habitants du quartier, menaçants, s’opposaient à l’enlèvement du transformateur. Toutes affaires cessantes, nous fonçâmes vers le quartier dit des Musiciens où se trouve le poste de transformation dénommé Peter 2. Au coin de la rue, derrière le lycée Mapendano, la cabine était entourée d’un groupe de jeunes désœuvrés et de quelques riverains qui s’apprêtaient à molester les agents de la SNEL. Impossible pour eux d’entrer dans l’édifice qui abritait le transfo. L’apparition d’un « mundele » au volant d’un véhicule de la Coopération technique belge fit descendre la tension. Je dus expliquer aux meneurs que si les électriciens voulaient emporter le transformateur, c’était pour la bonne cause et non pour aller le placer dans un autre quartier de la ville dépourvu d’électricité depuis des mois. Le calme et la confiance revinrent rapidement, car tous ces excités savaient que nous vivions parmi eux et que nous partagions la même galère. Et puis la parole du blanc semblait avoir plus d’effet que les déclarations de l’ingénieur congolais délégué pour le travail d’enlèvement ! Malheureusement, le camion de location avait disparu de peur de voir ses vitres brisées par les énergumènes. Il ne réapparut que deux heures plus tard, mais je restai sur place pour m’assurer que l’opération se déroulait sans heurts et je suivis personnellement le transformateur défaillant jusqu’à l’atelier pour aller motiver les techniciens chargés de la réparation.
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