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Deux sacs de sel, cinq machettes, une chèvre, un bouc, un porc, une truie, cinq poules, cinq coqs. Non je ne suis pas en train de monter un élevage à Kisangani, car je dois ajouter à cette liste digne de Prévert, un costume, une paire de chaussures, une pièce dame super wax, un jeu de casseroles, une farde de cigarettes, un sac de sucre, deux casiers de bière… sans omettre un crocodile et cinq cents dollars ! Cette énumération représente la dot que j’ai dû remettre à ma belle-famille pour qu’elle m’autorise à épouser leur fille Blandine. En Europe, aux siècles derniers, c’était le père de la fille qui octroyait au futur époux une certaine somme devant lui permettre d’entretenir sa progéniture, celle-ci étant considérée ad vitam comme un être mineur à charge de son mari. Ici, en Afrique, l’homme doit « acheter » sa femme à ses beaux-parents pour compenser les frais qu’ils ont encourus pour l’élever jusqu’au mariage. Vive l’égalité entre les hommes et les femmes. Cela me donne une idée : je vais bientôt mettre mes deux filles en vente sur Internet… avant de prendre ma retraite ! Heureusement, la famille de Blandine est évoluée, mais la coutume subsiste, et la dot n’était que fictive. Néanmoins, j’ai dû remplir un document signé par l’oncle de ma promise, qui était dans la confidence, certifiant que la dot avait bien été remise à qui de droit. Ce document devait être remis à l’administration communale de la Gombe — une commune de Kinshasa — en même temps que mon extrait d’acte de naissance et mon attestation de célibat avant la célébration de la cérémonie. Il en sera fait mention dans l’acte officiel de mariage.
J’allais oublier la bouteille de whisky – qui elle n’était pas fictive — et les deux chaises à offrir à l’officier de l’État civil pour qu’il célèbre le mariage. Les chaises sont destinées à enrichir le patrimoine communal et la bouteille de whisky à satisfaire le bourgmestre. Heureusement que nous étions aidés dans nos démarches par Micheline, une excellente amie, car la publication des bans a été un véritable parcours du combattant, surtout quand le marié est un mundele ! J’évitais d’ailleurs soigneusement d’aller pointer mon nez dans les bureaux de l’administration communale, laissant les deux femmes négocier pendant plusieurs jours avec les fonctionnaires locaux pour publier les bans. Quand je pense qu’il me fallut exactement trois minutes à Bruxelles pour obtenir mon extrait d’acte de naissance.
Et que dire de l’établissement de l’extrait d’acte de naissance de Blandine ? Elle est née dans un petit village de la province de l’Équateur, mais à la suite des guerres fratricides qui ont dévasté la région depuis de nombreuses années, toutes les archives ont disparu. Il a donc fallu faire établir un nouvel acte de naissance légalisé par le Tribunal de Grande instance de Gbadolite. Et pourtant, ses parents étaient déjà éduqués ayant fait leurs études d’instituteur et d’institutrice dans les années 50 et avaient dûment déclaré leur enfant à la naissance. Ici, tous les documents sont partis en fumée alors qu’en Belgique mon père avait pu retracer la généalogie de notre famille jusqu’en 1750 en fouillant dans les archives des communes ou des paroisses. Or, depuis cette époque reculée, la Belgique a été envahie à de nombreuses reprises par des troupes ennemies et « colonisée » par les Autrichiens, les Français ou les Hollandais.
La cérémonie civile fut fixée au samedi 20 novembre 2010, date que tous les étudiants bruxellois connaissent bien pour être celle de la Saint-Verhaegen. Heureusement que je ne dus pas expliquer à Adolphine, la sœur aînée de Blandine, religieuse de son état, ce que cela représentait ! L’officier de l’État civil qui devait présider la cérémonie se présenta dans la salle des fêtes de la maison communale de la Gombe avec, comme il se doit, deux heures de retard. Elle avait dû célébrer le mariage du fils d’une autorité provinciale à l’Hôtel de Ville de Kinshasa. L’heure avançant, les invités avaient déjà entamé le champagne et les canapés disposés sur une table dressée à l’arrière de la salle. Et je pus enfin découvrir Blandine — qu’il m’avait été interdit de voir auparavant – resplendissante dans sa robe de mariée blanche arrivant au bras de son oncle Boniface.
Finalement, la respectable officière de l’État civil s’installa devant les futurs époux encadrés de leurs témoins, l’oncle Boniface, d’un côté, et Tony, mon vieil ami, de l’autre. Après les paroles d’usage, et s’être enquis que la dot avait bien été versée conformément à la loi, elle rappela les quelques articles du Code civil congolais qui régissent le mariage. Elle insista sur le fait que selon l’article 444 « Le mari est le chef du ménage. Il doit protection à sa femme ; la femme doit obéissance à son mari » et que d’après l’article 454 « L’épouse est obligée d’habiter avec son mari et de le suivre partout où il juge à propos de résider ». Voilà de quoi faire bondir les féministes occidentales. La législation congolaise n’a pas évolué depuis l’indépendance du Congo et est certainement le reflet de celle qui prévalait en Belgique à cette époque révolue. Il serait temps que les quelques députées congolaises se penchent sur le problème.
La suite de la cérémonie officielle fut plus classique, les deux époux ayant échangé les alliances, ils signèrent le registre des mariages en compagnie de leurs témoins sous les youyous de l’assistance et sous le portrait du président Kabila. Les agapes entamées avant l’arrivée de l’officière municipale clôturèrent le rituel à la maison communale et les jeunes mariés rejoignirent le domicile de leur témoin pour un repas de famille.
Le soir, tout le monde se retrouva au Cercle français pour un dîner dansant. J’étais évidemment entouré de ma belle-famille, mais aussi de collègues de la CTB et de quelques amis belges et congolais. Menu classique d’une soirée de fête : boissons à profusion, buffet froid et chaud, gâteau de mariage et musique. Après la remise des cadeaux, tous les couples s’élancèrent sur la piste où mes infatigables amis Liliane et Daniel, mariés depuis plusieurs décennies, nous donnèrent une leçon de danse jusqu’aux petites heures du matin.
La fête terminée, nous pouvions rentrer à Kisangani, la main dans la main, mais les formalités administratives étaient loin d’être terminées. L’administration communale devait établir l’Acte de mariage servant à légaliser notre union. Une semaine après la cérémonie, notre amie Micheline se rendit à la maison communale pour constater que rien n’était évidemment fait. Nouveau passage, quelques jours plus tard, pour remarquer que le document contenait plusieurs fautes dans les noms et les lieux de naissance. Il suffisait que le fonctionnaire corrige le document timbré. Mais la deuxième mouture contenait d’autres erreurs. Comment cela est-il possible alors que le texte est conservé en mémoire de l’ordinateur ? Plusieurs allers-retours – six en tout — furent nécessaires pour obtenir après un mois d’effort un document parfait. Évidemment, à chaque fois, il fallait débourser dix dollars pour acheter un nouveau papier timbré. Le fonctionnaire, pourri de chez pourri, en profitait pour faire rentrer de l’argent dans les caisses de son service – ou dans sa poche personnelle – en introduisant volontairement des fautes dans le texte… Situation typique de l’administration congolaise dont la devise est « se servir » et non « servir ».
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