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Vendredi 10 décembre. La semaine se termine par un entretien dans mon bureau avec une représentante du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren et un représentant de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique. Nous devons discuter du suivi du chantier de construction du Centre de surveillance de la biodiversité qui va être érigé par la Belgique dans l’enceinte de la faculté des Sciences de l’université de Kisangani. Une retombée tangible de l’expédition Congo River 2010.
Depuis midi, je ne me sens pas bien et j’éprouve des douleurs au ventre, à l’hypocondre droit comme diraient les médecins. Je suis nauséeux et un peu fiévreux. Un début de crise de malaria ? Je dois écourter l’entretien pour aller vomir quelques glaires dans les toilettes. Après avoir pris congé de façon prématurée de mes visiteurs, je me dirige vers ma voiture derrière laquelle je régurgite tout mon dîner.
Je parviens à rejoindre mon domicile qui n’est heureusement qu’à deux kilomètres de mon bureau et je me précipite sur les comprimés de Malarone, traitement efficace contre le paludisme. Les pilules n’ont pas l’effet escompté et elles se retrouvent quelques minutes plus tard dans la cuvette des toilettes, mon estomac ne supportant même pas un verre d’eau.
La douleur au ventre devenant insupportable, j’appelle au secours mon ami et collègue de la CTB, le docteur Thomas. Pour lutter contre ce que tout le monde prend de prime abord pour une crise de malaria – 50 % des problèmes médicaux à Kisangani ont pour origine le plasmodium —, il va immédiatement chercher à l’hôpital qu’il est en train de réhabiliter dans la commune de Kabondo un infirmier et de quoi pratiquer une perfusion de quinine à domicile. Je passe une nuit atroce, ne parvenant pas à dormir, le ventre déchiré par de véritables coups de couteau. Le lendemain, deux perfusions de quinine n’atténueront pas la douleur. Nouvelle journée sans boire ni manger, me retournant sans cesse dans le lit.
Dimanche soir, le docteur Thomas, soupçonnant autre chose qu’une crise de paludisme, me propose d’effectuer dès lundi matin une échographie dans son hôpital « de référence » de Kabondo. Mais le lundi, on apprend que l’échographe est en panne et en cours de réparation. Je prends mon mal en patience, car ce type d’appareil ne court pas les rues à Kisangani. Rebelote le mardi : toujours pas d’échographe une journée de plus. La douleur est de plus en plus présente. Voilà quatre jours et quatre nuits que je ne mange pas et que je ne dors pas. Blandine commence sérieusement à s’inquiéter et elle remue ciel et terre pour me trouver un médecin compétent. Peut-être aux Cliniques universitaires… Le professeur, chef de service de médecine interne, consent à me recevoir entre deux de ses cours.
Arrivée à la clinique qui n’a d’universitaire que le nom. Dans les pays développés, les services de contrôle vétérinaire auraient même interdit d’y élever des poules. Les couloirs sont revêtus d’une peinture lépreuse et ils ne sont éclairés que par des ampoules suspendues à des fils émergeant de luminaires pourris. Les chambres, ouvertes à tout vent, montrent des lits rouillés sans matelas où des patients sont allongés sur des alèses douteuses. Un vieil ascenseur irrémédiablement immobilisé au rez-de-chaussée et ouvert des deux côtés permet de passer d’une aile à l’autre des bâtiments. Des cris s’échappent de certaines chambres. Cris de douleur ou de désespoir ? Des infirmiers transportent un malade sur une chaise de jardin en plastique à laquelle un astucieux mécanicien a greffé deux roues de vélos. Surréaliste et affligeant !
Je suis tenté de faire demi-tour quand le professeur, entouré de quelques assistants ou étudiants, m’accueille chaleureusement. Il me rassure immédiatement en me disant qu’il a obtenu son doctorat à l’université de Louvain il y a une quarantaine d’années. Il est désolé de me recevoir dans ces lieux délabrés, mais l’État n’a pas les moyens d’entretenir les hôpitaux.
Après m’avoir ausculté et palpé l’abdomen, il m’envoie avec un de ses assistants faire une échographie. Il y a en effet un échographe dans cette clinique et il faut profiter de la présence de l’électricité qui risque de disparaître d’un instant à l’autre. Mais quel appareil ! Il ressemble plus à un jouet pour gosse style Nintendo qu’à un appareil médical. Pas d’imprimante évidemment. La seule chose que l’assistant pourra rapporter à son patron est que le foie est normal, mais que la vésicule biliaire est anormalement distendue. Le professeur souhaite obtenir des analyses sanguines pour étayer son diagnostic. Prudent, il envoie un de ses étudiants jusqu’au laboratoire, car il n’y a bien sûr plus de téléphone dans cette « clinique ». À son retour, il apprend que les appareils nécessaires à l’électrophorèse sont en panne…
En dépit de toute analyse sérieuse, le praticien déclare doctement qu’il s’agit vraisemblablement d’une amibiase hépatique. La solution : deux perfusions de Metronidazol pendant cinq jours. Je refuse catégoriquement d’être hospitalisé dans sa « clinique », véritable nid d’infections nosocomiales. Je lui demande la faveur de garder le lit chez moi sous la surveillance d’un de ses infirmiers dont je prendrai les déplacements en charge. Il comprend mes réticences et me raccompagne lui-même à ma voiture où m’attendait mon logisticien qui m’avait servi de chauffeur. Rapide halte à la pharmacie du coin qui ressemble à une boutique d’enfant avec ses étagères faites de planches brutes à peine rabotées. Le matériel nécessaire aux perfusions est évidemment « made in China » et le Metronidazol provient de l’Inde. Vive la mondialisation !
De retour à la maison, je m’affale sur mon lit – tiens la climatisation marche ! Pourvu que l’électricité ne soit pas coupée – et mon infirmier « universitaire » réussit à m’introduire l’aiguille dans une veine après deux essais infructueux. Il paraît que mes veines ne sont pas très visibles. C’est bien la première fois qu’on me dit cela. J’ai plutôt l’impression que c’est l’infirmier qui a besoin de lunettes, car chaque fois qu’il devra me piquer, il s’y reprendra à deux ou trois reprises. Mon bras et ma main gauches se transforment rapidement en champ de bataille recouvert d’ecchymoses.
Après deux jours de ce traitement, la douleur diminuant à peine, mon ami Thomas, ayant suspecté dès le départ une cholécystite aiguë, me conseille avec l’accord de mes patrons de prendre l’avion sans tarder pour Kinshasa. Et dès le lendemain, me voilà, en compagnie de ma chère épouse qui commence à comprendre qu’elle est mariée pour le meilleur, mais aussi pour le pire, à bord de l’Airbus A320 de la compagnie CAA à destination de la capitale. Nous y sommes accueillis par mes amis Micheline et Tony qui résident à côté du Centre médical de Kinshasa (CMK), où un rendez-vous a été pris.
Le CMK a été récemment rénové et est parfaitement équipé en imagerie médicale. Le diagnostic cette fois tombe clair et précis : « cholécystite aigüe sur vésicule biliaire lithiasique avec individualisation d’un calcul de 8,2 mm enclavé dans le collet et épaississement de la paroi vésiculaire ». Autrement dit, en français, une inflammation de la bile contenue dans la vésicule biliaire, le canal d’évacuation vers le duodénum étant obstrué par un calcul. Pour mieux préciser les choses, le médecin me fera un petit dessin qui me rappela mes cours de biologie de l’Athénée. Il m’apprendra que la vésicule biliaire a pour rôle de stocker la bile entre les repas et de l’évacuer en temps utile pour dissoudre les graisses contenues dans l’alimentation. La solution à mon problème est l’ablation de cette poche, car on peut aisément s’en passer. Des centaines de milliers de femmes et d’hommes vivent ainsi de par le monde. J’ai été surpris d’apprendre, depuis que j’en parle, que des quantités de personnes autour de moi ont connu les mêmes déboires.
Cette opération, appelée cholécystectomie, pourrait facilement avoir lieu à Kinshasa, car le CMK possède un appareil de cœlioscopie (du grec coelio = ventre et scopie = regarder) ou de laparoscopie (laporo signifiant, toujours en grec, paroi) et un chirurgien expérimenté. Au lieu de pratiquer une large incision dans le ventre pour atteindre l’organe malade, on introduit, après avoir gonflé la cavité abdominale en insufflant du CO2, une fibre optique qui permet de visualiser le champ opératoire sur un moniteur. Le chirurgien insère alors ses instruments par des trocarts qui ne laisseront que trois petites cicatrices en forme de boutonnières.
Ayant informé mes collègues de la CTB du diagnostic, tous, y compris les médecins, me conseillent de prendre l’avion et de me faire opérer à Bruxelles. En effet, si les compétences du chirurgien congolais sont reconnues de tous – il intervient plusieurs fois par an en Belgique —, il faut toujours craindre des complications cardiaques, pulmonaires ou nosocomiales qui ne seraient pas bien maîtrisées à Kinshasa. De plus, les expatriés de la CTB bénéficient d’une assurance hospitalisation qui couvre ce genre de rapatriement. Le choix étant simple, je téléphonai sur le champ à Isabelle, ma nièce, médecin au service de médecine interne du Centre hospitalier universitaire Saint-Pierre à Bruxelles pour qu’elle m’organise l’intervention.
Dès le lendemain, je reçus un courrier électronique fixant l’opération au 2 février. En attendant, mon médecin traitant me prescrivit un antibiotique pour « refroidir » la vésicule dans la perspective de l’intervention.
Il me restait donc plus d’un mois avant de passer sur le billard. Comme nous étions à Kinshasa et que la semaine entre Noël et Nouvel An était pratiquement chômée, nos amis Micheline et Tony nous proposèrent de passer les fêtes de fin d’année avec eux. Nous pourrions de la sorte introduire une demande de visa Schengen pour que Blandine puisse m’accompagner à Bruxelles. La première chose à faire était de légaliser notre acte de mariage congolais que nous avions récupéré à notre arrivée à Kinshasa grâce à la diligence de Micheline.
Je pensais obtenir cette légalisation en deux temps trois mouvements, mais j’oubliais que l’administration belge en RDC est aussi tatillonne que son homologue congolaise. L’accès à l’Ambassade de Belgique ressemble plus à une entrée de prison qu’à celle d’un bâtiment administratif et la dame chargée de la réception est protégée par une vitre à l’épreuve des balles. Elle m’annonça sans sourciller que mon document serait prêt dans un mois. J’eus beau lui dire que je résidais à Kisangani, à 1 500 km de Kinshasa, et que je ne prenais pas l’avion pour mon plaisir, elle me rétorqua que c’était la règle. Au lieu de discuter avec ce cerbère, je me rendis discrètement dans les étages – en exhibant mon badge CTB… — et je tombai par hasard sur l’Ambassadeur lui-même, que j’avais rencontré à deux reprises à Kisangani pour lui faire visiter la centrale de la Tshopo. Je lui exposai mon problème et il me mena au consul qui me promit de faire le nécessaire en trois jours. Eh oui, même dans l’administration belge les relations sont utiles !
Étape suivante, une fois notre acte de mariage légalisé : se rendre à la maison Schengen pour introduire une demande de visa. Pour éviter que les voyageurs congolais ne tentent leur chance auprès des diverses ambassades des pays membres de l’espace Schengen, les diplomates européens ont pris l’initiative de créer un « guichet unique » où toutes les demandes de visa sont centralisées. Les anciens bâtiments de la Coopération belge sur le boulevard du 24 novembre ont été aménagés à cet effet et l’accueil y est plus chaleureux qu’à l’ambassade. Nous avons remis la dizaine de documents requis, depuis la copie de l’acte de naissance jusqu’à mon certificat de travail. Blandine fut photographiée et ses empreintes digitales relevées comme dans un commissariat de police. Il ne nous restait plus qu’à attendre. Cette attente, aux dires de tous nos amis mariés à des Congolaises, pouvait durer de 4 à 6 semaines voire plus, surtout la première fois ! Cela risquait d’être court, d’autant plus que je devais être à Bruxelles une bonne semaine avant l’opération pour tous les contrôles préopératoires. Mon premier rendez-vous à l’hôpital Saint-Pierre était fixé au mardi 25 janvier.
Les fêtes passées en famille avec Micheline et Tony furent très agréables même si mon régime m’interdisait de consommer du foie gras et de boire de l’alcool. Sous l’action efficace des antibiotiques, mes douleurs avaient disparu, mais je me devais d’être prudent. Et c’est presque en pleine forme que je rejoignis Kisangani le dimanche 2 janvier.
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